L’expression « méchanceté virtuelle » a été récemment utilisée dans une chronique philosophique diffusée sur France Culture (1). Après avoir rappelé des événements récents de la vie sociale et politique française, son auteure, Géraldine Mosna-Savoye, observait qu’« on ne peut qu’être frappé par cette omniprésence de l’affrontement, par la dureté des rapports qu’on a aux autres, de la concurrence et la rivalité au travail, la suspicion et la méfiance dans la rue, jusqu’à la méchanceté virtuelle, et j’en passe ». Puis elle se demandait si l’idée de paix, qui « ne se décrit que par ce qu’elle n’est pas : une absence d’entraves, d’oppositions, de violences », aurait été oubliée, et pourquoi ce pourrait être le cas. Pour notre part, nous nous arrêtons sur l’idée de méchanceté, à laquelle nous consacrons deux articles. Dans celui-ci, nous nous penchons, après avoir rappelé la tragique affaire Megan Meier, sur les distinctions qui ont été proposées, il y a plus de deux siècles, par Emmanuel Kant.

 

Pure méchanceté et mal absolu

Assurément, l’idée de méchanceté ne pourrait être considérée comme un idéal. La formule prescriptive d’Abraham Lincoln :

« Sans méchanceté pour personne, avec de la charité pour tous »,

première partie d’une phrase issue de son second discours inaugural, prononcé en 1865 (2), en donne une illustration fameuse. Elle exclut que la méchanceté puisse être, en quelque circonstance que ce soit, une motivation légitime à agir.

La méchanceté est intentionnelle. Elle dénote une « personne qui cherche à faire du mal » (3). Ce mal peut être absolu – il est alors, selon Kant, « celui qu’une sagesse ne peut permettre ou désirer ni comme fin ni comme moyen » – ou relatif – il « n’est jamais compatible à titre de fin avec une sagesse suprême, mais l’est cependant comme moyen » (4). L’auteur d’un acte mauvais peut ainsi se défendre d’avoir commis un mal absolu en invoquant le fait qu’il œuvrait pour le bien, par exemple qu’il voulait, par son action, se venger d’une personne cruelle, ou qu’il désirait ouvrir les yeux des citoyens sur les conduites d’un personnage public, même si elles relevaient de sa sphère privée.

Mais certaines actions qualifiées spontanément de « méchantes » semblent toutefois incarner, dans la psychologie de sens commun et dans le langage ordinaire, un mal absolu. Selon cette perspective, « mal absolu » et « pure méchanceté » seraient reliés conceptuellement, la seconde déterminant le premier. Des faits tragiques et révoltants semblent en témoigner. Kant lui-même évoque « la multitude d’exemples frappants », comme ces « scènes de froide cruauté qu’offrent les carnages de Tofoa, de la Nouvelle-Zélande, des Iles des Navigateurs, et aussi les massacres incessants qui se commettent dans les vastes déserts du nord-ouest de l’Amérique […], sans que nul homme en tire le plus mince avantage » (5). Voici un autre exemple frappant, contemporain, relevant de l’usage des réseaux sociaux.

 

L’affaire Megan Meier

Il s’agit de l’affaire Megan Meier, une jeune américaine de 13 ans, qui s’est suicidée en octobre 2006 à la suite d’un cyberharcèlement. Le soi-disant garçon de 16 ans, nommé Josh Evans, qui, après un flirt sur un réseau social, l’avait soudain insultée jusqu’à la pousser à se donner la mort, n’existait pas (6). Il s’agissait d’un personnage en ligne, un être fictif créé par une femme de 47 ans qui vivait à proximité de sa victime.

Le dernier échange entre Megan et cet artefact, qui eut lieu juste avant le suicide de la jeune fille, semble illustrer le concept de pure méchanceté et l’amplitude de ses effets funestes :

Josh – Dans la ville d’O’Fallon, tout le monde sait qui tu es. Tu es une mauvaise personne et tout le monde te déteste. Je te souhaite le pire pour ta vie future. Le monde serait meilleur sans toi.

Megan – Tu es le genre de garçon à cause duquel une fille se suiciderait. (7)

La chercheuse Danah Boyd a exprimé de la façon suivante le mal inhérent à cette affaire :

« Le suicide de Megan Meier est une tragédie. Le fait qu’il ait été causé par du harcèlement est horrible. Et qu’un adulte ait été impliqué dans l’affaire est carrément odieux. » (8)

Selon le quotidien québécois La Presse, rapportant les mots du procureur au cours du procès qui suivit l’affaire aux Etats-Unis (pour des délits relevant de la fraude informatique), la femme de 47 ans « s’en est prise à Megan Meier alors qu’elle savait la jeune fille vulnérable » (9). Les propos qui suivent renforcent l’impression que la conduite de cette femme (qui n’était pas seule à interagir au nom du jeune homme virtuel) relevait d’une pure méchanceté :

« L’accusée savait que Megan Meier était dépressive, suicidaire et obsédée par les garçons, [mais elle l’a néanmoins] tourmentée, embarrassée, humiliée, elle s’est moquée d’elle et l’a blessée […] Elle projetait, entre autres, d’imprimer sur papier les conversations et de les diffuser au sein de l’école de Megan afin qu’on se moque de cette jeune fille déprimée de 13 ans. » (10)

 

Méchanceté et mal radical

La méchanceté virtuelle à laquelle Géraldine Mosna-Savoye faisait référence est-elle exemplifiée par le cas tragique de Megan Meier ? Faut-il y voir un exemple d’incarnation du mal absolu, que nous avons provisoirement associé à l’idée de pure méchanceté, comme nous y inciterait la psychologie de sens commun ?

Cette question renvoie aux thèses de Kant sur la nature et l’origine du mal, spécialement à son essai de 1792 dans lequel il traite non pas du mal absolu, mais du mal radical : « De la coexistence du mauvais principe avec le bon, ou du mal radical dans la nature humaine » (11).

Considérons ce passage, dans lequel Kant rejette l’idée d’une méchanceté pure – c’est-à-dire d’une malignité ou d’une « véritable méchanceté » :

« La méchanceté (Bösartigkeit) de la nature humaine n’est […] pas une véritable méchanceté (Bosheit), si l’on prend ce mot dans sa signification rigoureuse où il désigne une intention (principe subjectif des maximes) d’accepter le mal comme tel pour mobile dans sa maxime (car cette intention est diabolique) ; on doit plutôt dire qu’elle est une perversité du cœur, et ce cœur est aussi, par voie de conséquence, nommé un mauvais cœur. »

Kant part de l’hypothèse que l’homme est mauvais par nature. Il souligne une plainte immémoriale, qui est « aussi vieille que l’histoire, aussi vieille même que la poésie antérieure à l’histoire, aussi vieille enfin que la plus vieille de toutes les légendes poétiques, la religion des prêtres » : le fait que le monde est mauvais, qu’il va de mal en pire (12). Il ne s’agit pas, pour Kant, de défendre le péché originel et l’hérédité qu’il suppose, car ceci s’opposerait à l’autonomie de la volonté et à la responsabilité humaine. Il s’agit d’affirmer que l’homme a un penchant au mal, qui côtoie sa disposition à faire le bien (13). Il conduit les hommes à agir contrairement à la loi morale, c’est-à-dire à fonder leurs actions sur des maximes qui lui sont opposées (14).

Dans l’extrait ci-dessus, Kant affirme qu’une personne véritablement méchante (c’est-à-dire motivée par une pure méchanceté) « accepter[ait] le mal comme tel pour mobile dans sa maxime ». Son intention, dit-il, serait « diabolique ». C’est que, dans cette hypothèse, cette personne choisirait le mal pour le mal, que sa raison, selon les termes de Kant, « pourrait elle-même détruire en soi l’autorité de la loi et renier l’obligation qui en découle ». Chose qui est « absolument impossible ». Voici ce que dit Jacob Rogozinski sur ce point :

« Si la raison donatrice-de-Loi pouvait se ‘libérer’ de sa Loi, il faudrait lui reconnaître l’inquiétant pouvoir de s’opposer ‘en rebelle’ à la Loi, sans cesser pour autant d’être raison et libre volonté. On aurait alors affaire à l’impossible même […] : l’insoutenable hypothèse d’une volonté ‘absolument mauvaise’ qui saurait se décider intentionnellement pour le mal ‘en tant que mal’, mobiliser au service du mal toute la puissance de la raison, toute l’énergie de la volonté. […] Ce mal extrême n’est pas seulement inhumain mais aussi logiquement impossible ». (15)

Le mal qui serait produit par une volonté diabolique est le mal absolu. Il est, selon Kant, impossible. Le degré le plus élevé du mal, qu’il appelle « mal radical », est d’une autre nature. Comme le souligne Rogozinski, la différence entre mal radical et mal absolu s’accompagne d’une distinction entre deux genres d’intention mauvaise : la méchanceté et la malignité (la pure méchanceté) :

« Le mal radical n’est donc pas un mal absolu, ne manifeste que la ‘méchanceté (Bösartigkeit) de la nature humaine’, sans atteindre la ‘malignité’ [ou la ‘véritable méchanceté’ (Bosheit)] d’une intention diabolique. »

Que recouvre alors le mal radical ? Commentant les thèses de Kant, Alexis Philonenko affirme que

« le mal radical […], c’est l’impuissance humaine d’ériger en lois universelles ses maximes, impuissance que nous constatons dans l’expérience anthropologique, pédagogique et historique ». (16)

Leslie Stevenson le résume dans un langage détaché du vocabulaire kantien :

« Notre tendance invétérée à préférer notre propre intérêt à celui des exigences de la morale ». (17)

Dans l’extrait que nous avons reproduit au début de cette section, Kant affirme que la méchanceté (Bösartigkeit) de la nature humaine « est une perversité du cœur ». Cette perversité consiste bien en une action contre la loi morale, non pas une action obéissant au mécanisme diabolique et inhumain qui serait propre au mal absolu, mais une action résultant d’une inversion ou d’un renversement de l’ordre des motifs de l’action. Selon les termes d’Eléonore Dispersyn :

« Par perversité […], Kant comprend cette mauvaiseté [ou méchanceté : Bösartigkeit] qui agit directement et consciemment contre la loi, au sens où nous décidons délibérément d’inverser l’ordre des maximes pour satisfaire nos intérêts égoïstes. » (18)

Ceci ne signifie pas que celui qui cède au mal radical abandonne son respect pour la loi morale, à l’inverse de l’être diabolique (impossible selon Kant) qui se rebellerait contre elle. Simplement, le rapport de subordination est renversé : au lieu que le mobile du respect de la loi morale ait priorité sur le mobile de l’amour de soi (qui nous pousse à satisfaire nos désirs matériels), le premier se trouve subordonné au second. Selon les termes de Rogozinski :

« Un sujet sera dit mauvais lorsque, tout en maintenant le motif rationnel, en continuant de reconnaître l’autorité de la Loi [morale], il ‘inverse l’ordre éthique des motifs’ et subordonne son respect pour la Loi au motif sensible, à l’égoïsme et au désir de bonheur. Tel serait le plus haut degré du mal […]. »

Rogozinski ajoute aussitôt que « la réduction du mal à cette méchanceté humaine ordinaire […] n’a rien de bien méchant ». Elle n’est guère plus grave que deux degrés du penchant au mal que Kant distingue par ailleurs : « la faiblesse du cœur humain », qui exprime notre impuissance à traduire une bonne volonté en actes, et « l’impureté du cœur humain », qui recouvre le fait que des motifs non moraux, liés à notre intérêt personnel, doivent souvent s’ajouter à nos motifs moraux pour que nous accomplissions des actions morales.

 

Conclusion provisoire

Les deux dernières versions kantiennes de la manifestation du penchant au mal ne semblent pas pertinentes pour donner du contenu à la méchanceté virtuelle. Dans le premier cas, on parlerait volontiers de faiblesse de la volonté. Dans le second, du manque d’efficacité pratique de la morale. Peut-être serait-il possible de rattacher le harcèlement en ligne dont fut victime Megan Meier à l’une ou l’autre, mais nous ne disposons pas des éléments permettant d’en juger.

La version qualifiée par Kant de « mal radical » est un meilleur candidat. L’interprétation kantienne de la méchanceté virtuelle affirmerait que celle-ci manifeste une inversion des motifs, le respect de la loi morale étant subordonné à la satisfaction d’intérêts personnels. Kant précise que « c’est un mal radical, parce qu’il pervertit le principe de toutes les maximes ». Exprimé en termes ordinaires, il s’agit d’un mal profond – « le mal radical s’enracine […] en chaque homme », note Dispersyn –, qu’il est difficile, voire impossible, de surmonter, car, selon Kant, « il ne peut pas être détruit par les forces humaines ».

En outre, le mal radical n’est pas réservé à des personnes manifestant une déficience quelconque du caractère. Car, observe Kant, « le penchant au mal (en ce qui regarde les actes) est ici présenté comme inhérent à l’homme, même au meilleur d’entre les hommes ». Cela donne un poids singulier à l’idée de méchanceté virtuelle, en ce sens que, si l’on s’inspire de l’argument de Kant, elle nous concernerait tous.

Alain Anquetil

(1) « Aurait-on oublié ce qu’est la paix ? », Le journal de la philo, France Culture, 20 février 2020.

(2) A. Lincoln, « Second Inaugural Address », in The World’s Great Speeches, L. Copeland (dir.), New York: Dover Publications, 1958. Traduction française issue du site archive.org.

(3) Source : CNRTL.

(4) E. Kant, Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée, 1791, in P. Festugière, Pensées successives d’E. Kant sur la théodicée et la religion, Paris, Vrin, 1972, cité par André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, Paris, PUF, 4ème édition, 2013.

(5) E. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, 1793, tr. A. Tremesaygues, Ed. Félix Alcan, 1913.

(6) Voir l’article détaillé de Lauren Collins, « Friend Game », The New Yorker, 21 janvier 2008. Voir aussi « A hoax turned fatal draws anger but no charges », New York Times, 28 novembre 2007.

(7) Sources : Jessie Klein, The bully society: School shootings and the crisis of bullying in America’s schools, New York University Press, 2012, et Roy F. Baumeister et Brad J. Bushman, Social psychology and human nature. Brief, Wadsworth Publishing, 2010.

(8) D. Boyd, « Reflections on Lori Drew, bullying, and solutions to helping kids », 30 novembre 2008.

(9) « É-U: une femme jugée coupable pour le suicide dune ado », La Presse, 26 novembre 2008.

(10) « MySpace bullying led to teenage suicide, court hears », The Guardian, 20 novembre 2008. La traduction française de la première partie est issue de l’article de La Presse cité à la note précédente.

(11) Première partie de son ouvrage La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit.

(12) Les usages des adjectifs « immémoriale » et « séculaire » sont dus à Jacob Rogozinski, Le don de la loi. Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, PUF, 1999.

(13) « Par penchant (propensio) j’entends le principe subjectif de la possibilité d’une inclination (d’un désir habituel [concupiscentia]), en tant que cette inclination est contingente pour l’humanité en général. » (Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit.)

(14) Selon le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande (PUF, 18ème édition, 1996), « la loi morale est l’énoncé du principe d’action universel et obligatoire, auquel l’être raisonnable doit conformer ses actes pour réaliser son autonomie ». Elle se distingue des principes pratiques subjectifs, les maximes. Une maxime désigne « la règle que l’agent se donne pour principe d’après des raisons subjectives » (Kant, Doctrine du droit, cité dans Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, tr. V. Delbos, Paris, Vrin, 1992). « Les maximes sont des principes pratiques subjectifs, c’est-à-dire des règles que le sujet ne considère comme valables que pour sa propre volonté » (G. Pascal, Pour connaître la pensée de Kant, Paris, Bordas, 1966).

(15) Op. cit.

(16) A. Philonenko, L’oeuvre de Kant: la philosophie critique. II. Morale et politique, Paris, Vrin, 1972.

(17) L. Stevenson, « Kant on grace », in G. E. Michalson (dir.), Kant’s religion within the boundaries of mere reason. A critical guide, Cambridge University Press, 2014.

(18) E. Dispersyn, « Du mal radical au salut dans la Religion dans les limites de la simple raison : une instabilité créatrice. Discussion de la lecture de Gordon Michalson », Revue Philosophique de Louvain, 109(3), 2011, p. 461-488.

(19) Nous n’abordons pas ici la question de la « régénération morale », ni, plus largement, les difficultés intrinsèques à l’argument proposé par Kant.

[cite]

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