On peut philosopher sur la raison d’être et la société à mission, ces nouvelles dispositions incluses dans la loi PACTE. Mais à quoi cela sert-il, dans un contexte où le droit, la doctrine juridique, la jurisprudence, et même la pratique, sont en devenir ? À travers un exemple volontairement incongru, nous montrons que le questionnement philosophique a droit de cité.  

Quelques références philosophiques

Le mot « philosophie » n’est pas absent des actes de la conférence du 2 mai 2019 sur l’entreprise à mission, à laquelle nous faisions référence dans notre précédent article (1). Ainsi, dans son intéressante contribution, Michel Capron observait qu’« on pourrait longuement philosopher sur la ‘raison d’être’ dont les sociétés à mission devront se doter » (2) ; Virgile Chassagnon constatait les « postures » dénonçant le « nouveau catéchisme » ou encore « l’égarement philosophique » venant d’une « réflexion sur le rôle sociétal de l’entreprise », et invoquait la philosophie pragmatiste de John Dewey (3) ; à propos de la répartition du pouvoir de contrôle de l’entreprise entre actionnaires et salariés, Olivier Favereau (4) notait que la représentation des salariés au conseils d’administration permettait de répondre partiellement à « un problème épineux de philosophie politique : comment réconcilier la société qui gouverne et l’entreprise qui est gouvernée ? » ; enfin, Charley Hannoun, qui concluait la conférence de recherche, affirmait ceci à propos de l’idée de raison d’être :

« Le discours doctrinal tend à apporter quelques précisions. Aussi a-t-il été affirmé que ‘la raison d’être de la société renvoie à son essence, ce qui la définit’ ; elle questionne le ‘pourquoi’ d’une société, elle viendrait ‘décrire sa philosophie, ce à quoi elle aspire et qu’elle veut accomplir’. » (5)

Charley Hannoun poursuivait par un développement allant plus loin dans la référence philosophique :

« La raison d’être serait ainsi ‘la cause motrice ou efficiente […] Elle est le principe ou le mouvement qui lui a donné naissance’. D’autres l’associent à la nécessaire référence à des valeurs qui renvoient à des préoccupations d’intérêt général ; la raison d’être serait ‘le souffle de l’entreprise pour un monde meilleur’. Certains affirment enfin que la raison d’être est la notion par laquelle l’entreprise s’élève à une certaine ‘conscience’ d’elle-même, trouve sa raison ; elle permet à l’entreprise d’être perçue comme un ‘être’, elle renverrait à une forme d’existentialisme juridique. »

 

Un exemple (apparemment) incongru

Certains de ces commentaires sont familiers à ceux qui, dans l’éthique des affaires en particulier, se sont demandé quel était le statut ontologique et moral de l’entreprise. Cependant, la référence à la théorie de la causalité d’Aristote, qui commence la citation précédente, peut sembler incongrue. Il s’agit bien de cela, en effet, puisque « la cause motrice ou efficiente » est l’une des quatre causes identifiées par Aristote, et que la phrase « Elle est le principe ou le mouvement qui lui a donné naissance » est une allusion directe à sa Physique ou à sa Métaphysique :

« [La] cause est le principe premier d’où vient le mouvement ou le repos. Ainsi, celui qui a donné le conseil d’agir est cause des actes qui ont été accomplis ; le père est la cause de son enfant ; et, en général, ce qui fait est cause de ce qui est fait ; ce qui produit le changement est cause du changement produit. » (6)

Cependant, un sceptique pourrait affirmer que la théorie des quatre causes d’Aristote n’a rien à voir avec la raison d’être et la société à mission qui sont définies dans la loi PACTE. Quel intérêt y aurait-il à identifier chacune de ces causes (matérielle, formelle, motrice, finale) aux différents étages de la loi (7) ? « On a déjà assez avec les questions juridiques et pratiques », continuerait le sceptique. Et il ne manquerait pas d’ajouter cette remarque de Monique Canto-Sperber :

« La notion aristotélicienne de cause a peu de choses à voir avec la conception moderne de la causalité ou du rapport de cause à effet » (8),

ou encore celle-ci, décrivant les quatre causes à travers l’exemple de la construction d’une maison :

« La cause matérielle représente les briques, le mortier, le bois et les pierres ; la cause formelle désigne l’arrangement de ces composants ; la cause motrice est le constructeur ou l’art de construire ; enfin, la cause finale, c’est le but du constructeur : fournir un abri. » (9)

« Essayez donc d’appliquer ces types à la raison d’être ou à la société à mission, ou encore aux trois étages de la loi PACTE », conclurait le sceptique. « Et, n’oubliez pas que ces causes ne sont pas indépendantes les unes des autres. Aristote n’affirmait-il pas ceci :

‘Il y a en outre des choses qui sont réciproquement causes les unes des autres ; ainsi, l’exercice est cause de la santé, et la santé à son tour cause l’exercice ; mais ce n’est pas de la même façon ; car ici la cause est considérée comme fin, et là comme principe de mouvement’ ? » (10)

Enfin, le même sceptique ferait remarquer que l’affirmation précédente, selon laquelle la raison d’être serait, selon la typologie d’Aristote, une cause motrice ou efficiente, est erronée. Car la raison d’être est la cause finale. Quant à la cause efficiente, elle est l’entreprise qui met en œuvre sa raison d’être.  

Une réponse philosophique

Mais un adversaire (sans doute un philosophe) n’aurait aucun mal à répondre au sceptique. Il attirerait d’abord son attention sur le fait qu’il a lui-même appliqué la théorie d’Aristote en qualifiant la raison d’être de cause finale. Il ajouterait qu’« il y a beaucoup à dire, et beaucoup a été dit, sur le concept de cause finale, aussi bien dans les sciences naturelles, dans les sciences sociales et en philosophie ». Et il poursuivrait ainsi son propos :

« Par exemple, on peut réfuter la pertinence de l’idée de cause finale pour expliquer un phénomène au motif qu’elle se réfère à une finalité, à un but, bref, à un état de choses souhaitable dans le futur ; or, comme le futur ne peut causer le passé, l’explication par la cause finale (explication dite ‘téléologique’) n’est pas causale au sens moderne du mot ; pourtant, ce sont les désirs et les croyances des individus qui, selon la psychologie ordinaire, ‘causent’ les actions humaines – dans le cas de la loi PACTE, le désir prend la forme d’une raison d’être et la croyance porte sur le fait que des dispositifs tels que la société à mission permettent de la réaliser ; mais ce genre d’explication demeure intrinsèquement téléologique, ce qui nous ramène apparemment au point de départ. » (11)

Le sceptique pourra toujours affirmer que les visions du monde, les valeurs, les engagements, les projets ou les croyances dans les  conséquences pratiques des lois n’ont aucun effet causal en raison de leur nature téléologique, mais il aura quelque difficulté à avancer des arguments convaincants. Il essaiera sans doute, parce qu’il ne voudra pas s’avouer vaincu, mais, en essayant, il fera de la philosophie.

Alain Anquetil


(1) « L’entreprise à mission. Réflexions sur le projet de loi PACTE », 2 mai 2019. (2) « La société à mission contre la RSE ? », ibid. À l’appui de son propos, Michel Capron note que la raison d’être n’a pas encore reçu de définition juridique. Dans son avis sur le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises, rendu le 14 juin 2018, le Conseil d’Etat précisait toutefois que la raison d’être recouvre « un dessein, une ambition, ou tout autre considération générale tenant à l’affirmation de ses valeurs ou de ses préoccupations de long terme ». (3) « La théorie de la firme comme entité fondée sur le pouvoir : quelles missions pour l’entreprise ? », in « L’entreprise à mission », op. cit. Sur le « nouveau catéchisme », voir Jean-Charles Simon, « Loi Pacte : ‘Une entreprise viable est déjà, par essence, utile et bénéfique à la collectivité’ », Le Monde, 15 mars 2019. (4) « Entreprise à mission, codétermination et… éco-détermination », in « L’entreprise à mission », op. cit. (5) « Synthèse des travaux », in « L’entreprise à mission », op. cit. (6) Aristote, Physique, II, 3, tr. Barthélémy Saint-Hilaire, remacle.org ; voir aussi Métaphysique, V, 2, sur le même site. (7) Voir notre article précédent. (8) M. Canto-Sperber, « Aristote », Philosophie grecque, Paris, PUF, 1997. (9) Ibid. (10) Aristote, Physique, op. cit. (11) Les propos de ce répondant s’inspirent d’Alexander Rosenberg, Philosophy of social science, Westview Press, 1995. […]

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien