Il est difficile de mêler des considérations académiques aux sentiments de sympathie et de compassion éprouvés à l’égard des Japonais à la suite de la catastrophe naturelle qu’ils ont subie et de ses graves conséquences, notamment celles relatives à la centrale nucléaire de Fukushima, qui se manifestent encore à l’heure où j’écris ces lignes. La question du nucléaire civil a toutefois été posée dans le cadre de l’éthique des affaires académique, et le traitement qui en a été fait mérite un peu d’attention.

Parmi les articles de la Business Ethics, peu nombreux, consacrés directement au sujet, deux m’ont paru significatifs. L’un porte sur le type de questionnement – centré sur la sûreté – relatif au nucléaire civil (King 1993), l’autre (qui fait l’objet de l’illustration graphique) s’intéresse à son mode de gestion et de régulation (Levendis, Block et Morrel 2006) (1). Les deux classes de questions ne sont pas indépendantes : l’un des arguments de Levendis, Block et Morrel est précisément que les modes de gestion et de régulation ont un effet sur la sûreté.

Commençons par leur argument. Nous y consacrerons un peu moins d’espace qu’à celui de King (qui fera l’objet de l’article suivant) parce que la perspective choisie est plus étroite et la dimension psychologique moins représentée.

Dès le départ, Levendis, Block et Morrel écartent de leur propos la question de l’opportunité du recours à l’énergie nucléaire. « Nous ne sommes ni pour ni contre », affirment-ils d’emblée. Selon eux, la réponse doit être laissée au marché. Leur argument, qui se situe dans le contexte américain, commence par la forme de hasard moral (« le fait pour un assuré de prendre plus de risques parce qu’il est assuré ») qui est suscitée par une loi fédérale, le Price-Anderson Act. Celle-ci porte sur les régimes d’indemnisation en cas de sinistre survenant dans le secteur nucléaire civil. La garantie de l’assurance souscrite par les entreprises de production et de fourniture d’électricité est plafonnée à 300 millions de dollars (plus celle résultant d’un système de mutualisation), le gouvernement américain prenant en charge l’éventuel excédent en cas de sinistre. Par conséquent, selon les auteurs, « le Price-Anderson Act encourage une conduite excessivement risquée » puisqu’« il n’est pas dans l’intérêt de la firme de réduire son exposition au risque ». Leur thèse est que le hasard moral ainsi créé est plus important qu’il ne l’aurait été si les opérateurs devaient s’assurer intégralement sur le marché. Dans cette hypothèse, d’ailleurs, l’industrie nucléaire civile elle-même aurait pu présenter un visage différent. Ainsi, parce qu’ils auraient été conçus en fonction des impératifs de sûreté, la taille des réacteurs aurait sans doute été inférieure à celle des réacteurs existants.

Dans la mesure où ils défendent une logique de marché et par conséquent réfutent toute intervention des pouvoirs publics, il est logique que les auteurs fassent ensuite porter leurs critiques sur le système de régulation dirigé par la Nuclear Regulatory Commission. Selon eux, les régulations restreignent l’innovation et augmentent l’incertitude de tout investissement. Ils soulignent au passage que certaines conceptions des autorités de régulation sont allées dans le sens du marché – un « aveu étonnant », selon les auteurs. Ce fut le cas lorsque, à la fin des années 90, le régulateur américain considéra qu’une approche de la sûreté fondée sur le risque était susceptible de limiter le poids des régulations. Cela revenait à reconnaître les vertus d’une approche coûts – bénéfices. Or, ce genre de calcul est précisément ce que le marché sait parfaitement faire – une expertise que possèdent notamment les compagnies d’assurance. Sa fiabilité exige que les coûts et les bénéfices soient exprimés par un mécanisme des prix fondé sur le marché. Et, pour étayer leur argument, les auteurs font également référence à des travaux révélant des défaillances dans les estimations de probabilité d’accidents réalisées par les autorités de régulation. (2)

A la fin de leur article, ils affirment que « personne ne peut répondre à cette question brûlante : doit-on recourir à l’énergie nucléaire ? Seul le marché le peut ». Une phrase empruntée à un auteur opposé au nucléaire est interprétée comme un argument en faveur de cette thèse : « Personne ne connaît toutes les questions qu’il faut poser et auxquelles il faut répondre pour trouver des solutions ». Pour les partisans du marché libre, cela revient à rappeler l’ignorance dans laquelle se trouvent les agents économiques (dont l’État) quant à la meilleure allocation future des ressources, au bien social à maximiser et aux externalités à minimiser.

La phrase « Personne ne connaît toutes les questions qu’il faut poser et auxquelles il faut répondre » peut toutefois être considérée selon une autre perspective que celle de l’allocation des ressources et plus largement des catégories économiques. Elle signale que les questions soulevées par le nucléaire civil vont en quelque sorte au-delà. Dans ce domaine spécifique, caractérisé par un haut degré de complexité et d’incertitude, il est possible de se tromper de problème, c’est-à-dire de chercher à résoudre un autre problème que celui qui se pose ici et maintenant. L’analyse coûts – bénéfice, aussi sophistiquée soit-elle, peut, dans un tel contexte, s’avérer limitée et même contre-productive. C’est justement l’argument défendu par King, dont je ferai état dans mon prochain article.

Alain Anquetil

(1) King, J.B., « Learning to solve the right problems: The case of nuclear power in America », Journal of Business Ethics, 12, 1993, p. 105-116 ; Levendis, J., Block, W., et Morrel, J., « Nuclear power » Journal of Business Ethics, 67, 2006, p. 37-49. Il existe bien sûr quelques autres traitements du nucléaire dans l’éthique des affaires, qui concernent notamment la question du dialogue entre les parties prenantes concernées.

(2) Ce bref résumé de l’article de Levendis, Block et Morrel fait l’impasse sur la section relative aux déchets nucléaires et aux risques de pollution. Les auteurs y déploient des arguments qui sont notamment fondés sur une conception libertarienne de la propriété. Leur conclusion est que le libre fonctionnement du marché permettrait de localiser les unités industrielles nucléaires dans les zones les moins peuplées.

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