« Choisir les employés les plus jeunes et les moins influents pour jouer les rôles les plus embarrassants ». La citation est un abrégé d’une phrase issue d’un article du New York Times publié fin 2017 (1). Les contenus des « rôles embarrassants » qui sont décrits dans cet article – des rôles tenus par d’anciens « assistants » d’Harvey Weinstein – tendent à susciter des jugements spontanés de réprobation morale (2). Ils alimentent le « scandale mondial » que constitue l’« affaire Weinstein » et les révélations provenant de la libération de la parole à laquelle elle a donné lieu (3).

Il semble aller de soi que les conduites des assistants en question peuvent être moralement choquantes indépendamment de toute référence au concept de « rôle ». Qu’elles aient été accomplies dans le cadre d’un rôle ou non, elles auraient eu pour effet de favoriser les actions pénalement et moralement condamnables que le producteur de cinéma est accusé d’avoir commis. Dans cet article, cependant, je me demande dans quelle mesure le jugement de réprobation morale suscité par les actions accomplies dans le cadre de ces « rôles embarrassants » dépend du concept de « rôle » en tant que tel. Peut-être ce concept influence-t-il, d’une façon ou d’une autre, le jugement moral de l’observateur. Après une section introductive, nous discutons ici de deux hypothèses relatives à deux dimensions du concept de rôle qui pourraient éclairer cette question : d’une part, les droits et obligations attachés à un rôle particulier (section 2) ; d’autre part, la fonction de représentation qui peut lui être associée (section 2).

 

1.

Extension du rôle prescrit

On notera que la phrase titre semble défendre l’idée selon laquelle, dans le cas d’espèce, le rôle « embarrassant » était confié à des employés et non, par exemple, à des parents ou à des amis. Ceci pourrait suggérer que les activités « embarrassantes », tout en dépassant les frontières du rôle prescrit – c’est-à-dire, pour résumer, de la fiche de poste – en étaient une extension et pouvaient y être rattachées (4).

Une telle extension peut se comprendre. Après tout, les tâches d’un assistant de direction paraissent transférables à différents contenus d’activité. Considérons deux exemples, l’un issu du monde professionnel et l’autre du théâtre.

On lit, sur le site de l’entreprise Manpower, la description suivante du poste d’assistant de direction, à la rubrique « Ses principales activités » :

* « assurer en amont la préparation et le suivi des dossiers,

* gérer l’ordre du jour, le planning, le courrier et l’agenda de son supérieur,

* organiser les réunions, prendre des rendez-vous, préparer,

* contrôler et fournir les documents nécessaires à la mission du dirigeant. »

Les verbes d’actions mentionnés ici (« préparer », « gérer », etc.) désignent les obligations professionnelles liées au rôle d’assistant de direction. Elles s’appliquent à différents contenus d’activité, soit, pour reprendre quelques-uns des mots utilisés, à différents types de « dossiers », de « plannings », de « réunions » ou de « rendez-vous ».

L’exemple issu du théâtre ajoute à ces activités formelles un état d’esprit et des attitudes appropriés, un modèle de comportement. En introduction de l’un des courts monologues de Ruth Draper, Three Women and Mr. Clifford, la « secrétaire privée » (private secretary), Miss Nichols, est décrite de la façon suivante :

« C’est une jeune femme ayant des aptitudes remarquables, du charme, de l’énergie, de l’efficacité. Elle s’exprime avec beaucoup d’assurance et de maîtrise, tour à tour impérieuse, d’une sympathie chaleureuse et d’une vive perspicacité. Elle a un contrôle total de chaque situation. » (5)

Et c’est le cas en effet. Outre ces qualités, Miss Nichols ne fait pas de distinction professionnelle ou morale entre ses diverses activités (en tout cas à la lecture du texte et de la didascalie). Elle traite de façon égale les tâches qu’elle doit accomplir. Elle travaille avec la même diligence, et la même présentation d’elle-même, pour régler des questions relatives aux placements financiers de la tante de son patron, Mr. Clifford, à l’anniversaire de l’épouse de ce dernier (qu’il semble avoir oublié) et aux rendez-vous avec celle qui apparaît comme sa maîtresse, Mrs. Mallory. Elle applique à des contenus différents les compétences formelles d’une secrétaire privée. L’épisode de la commande de fleurs est à cet égard remarquable. Miss Nichols fait preuve du même professionnalisme et utilise les mêmes mots à l’attention de deux fleuristes différents – considérer par exemple le « No card – just send the roses… Thank you. Goodbye » de la fin de chaque scénette.

 

2.

Première hypothèse : violation des droits liés au rôle

Ces considérations permettent de proposer une première hypothèse sur les sources du jugement moral de réprobation relatif aux « rôles embarrassants ». Rappelons que nous cherchons à comprendre dans quelle mesure le concept de rôle en tant que tel peut contribuer à ce jugement, ce qui nous conduit à laisser de côté le contenu (fondamental) des activités des assistants d’Harvey Weinstein qui ont été rapportés par le New York Times.

La première hypothèse repose sur la conception du rôle comme ensemble de droits et de devoirs. Certes, comme le remarquait Anne-Marie Rocheblave-Spenlé, « le rôle […] ne se limite pas à une prescription de droits et de devoirs, mais comprend également des attitudes et des conduites non formelles » (6). Mais un observateur pourrait juger que ces « conduites non formelles » sont néanmoins attendues, voire prescrites au titulaire du rôle. Les compétences de Miss Nichols, par exemple, semblent s’harmoniser avec les droits et devoirs d’une secrétaire privée, même s’ils ne constituent sans doute pas une condition nécessaire de leur actualisation.

Supposons que les observateurs, ceux qui portent le jugement moral de réprobation à l’attention des assistants ayant rempli les « rôles embarrassants » décrits par le New York Times, aient en partie fondé leur jugement sur une conception d’un rôle en général comme « prescription de droits et de devoirs ». On peut estimer, à titre d’hypothèse, que deux manquements ont pu accroître la force de leur jugement :

a) les titulaires de rôles (les « assistants ») ont manqué de discernement sur le contenu de leurs devoirs envers leur supérieur ;

b) les titulaires de rôles ont, intentionnellement ou non, ignoré leurs droits, ceux-ci consistant ici en la possibilité de refuser de jouer les « rôles embarrassants » qui étaient exigés d’eux.

On peut interpréter l’analyse proposée par le New York Times comme une illustration du deuxième manquement. Cette analyse divise a priori les assistants en deux catégories : les carriéristes et les victimes (7). L’observateur qui porte le jugement de réprobation a pu estimer que ceux qui appartiennent à la catégorie des carriéristes ont renoncé intentionnellement à leurs droits de refuser d’obéir à un ordre illégitime, tandis que ceux de la deuxième catégorie y renonçaient non intentionnellement. Les victimes, en particulier, auraient préféré ne pas y renoncer mais y auraient été contraintes d’une façon ou d’une autre – une assistante dont le New York Times rapporte les propos affirme que « d’autres [assistants] se tenaient tranquilles parce qu’ils avaient l’impression de partager un secret honteux » (Others stayed quiet because they felt like they shared a shameful secret).

En bref, la première hypothèse repose sur l’idée que les observateurs ont jugé que les assistants avaient violé les droits rattachés à leurs rôles.

 

3.

Deuxième hypothèse : le rôle comme représentation

La phrase citée à l’instant – « d’autres [assistants] se tenaient tranquilles parce qu’ils avaient l’impression de partager un secret honteux » – suggère qu’une autre dimension du concept de rôle a pu influencer le jugement moral de réprobation à l’égard des assistants ayant rempli des « rôles embarrassants ». Le mot clé est ici le verbe « partager ». Il conduit à considérer le supérieur (dans le cas discuté ici, il s’agissait d’Harvey Weinstein) comme l’auteur des actes et l’employé un acteur qui agit en son nom et, de ce fait, le représente (8).

Dans la représentation, si l’acteur ne devient pas littéralement l’auteur, il peut, en le personnifiant, s’identifier à lui. Dans un texte sur le devoir qui incombe à un avocat de représenter son client, Charles Wolfram affirmait que « beaucoup d’avocats croient qu’ils remplissent le mieux possible leur mission quand ils sont en mesure de partager et d’accepter les valeurs, les croyances et les buts de leurs clients » (9). S’il ajoute qu’« il ne fait aucun doute que l’identification entre l’avocat et son client est parfois feinte », il conclut en affirmant que, « souvent, elle doit être réelle ».

Il y a deux raisons supplémentaires, d’ordre conceptuel, de considérer que les assistants jouant des « rôles embarrassants » représentaient leur supérieur.

La première vient de ce que les types de rôles en question sont par essence relationnels. De même que, pour reprendre un exemple de Michael Banton, le rôle d’un débiteur est « invariablement associé » au rôle d’un créditeur (10), de même c’est en relation avec le rôle du supérieur que doit être compris de rôle de l’assistant. Ainsi, la définition du rôle de Miss Nichols dépend de celle de son patron, Mr. Clifford.

La seconde raison a trait au fait que l’auteur (Mr. Clifford, Mr. Weinstein, ou n’importe qui disposant d’un pouvoir de direction) aurait pu réaliser les actes de l’acteur qui le représente. Les assistants décrits par le New York Times se sont substitués à leur supérieur, la substitution valant représentation. C’est certainement en cela, d’ailleurs, que leur rôle a pu être qualifié d’« embarrassant » ou de « honteux », et qu’ils ont pu eux-mêmes se le représenter ainsi.

Se dessine ainsi une deuxième hypothèse sur la contribution du concept de « rôle » au jugement moral de réprobation portant sur ces assistants. Il provient du processus d’identification avec l’auteur présumé d’actes légalement et moralement répréhensibles, l’identification provenant de la représentation propre à leur rôle.

 

4.

Conclusion

Résumons nos hypothèses. Devant les rôles « embarrassants » assumés par des assistants, l’observateur porte un jugement moral de réprobation. Celui-ci est principalement fondé sur le contenu des actes en question. Mais le concept de rôle pourrait avoir contribué de deux façons au moins à ce jugement :

– d’une part, parce que les assistants auraient violé des droits dont ils étaient porteurs, cette violation étant soit intentionnelle, soit due à une forme de contrainte (hypothèse 1) ;

– d’autre part, parce que ces assistants, dont on peut défendre l’idée qu’ils représentaient leur supérieur, se sont identifiés à lui à un certain degré (hypothèse 2).

Nous n’irons pas plus loin, faute de place, dans l’analyse et la critique de ces hypothèses. Terminons simplement en notant qu’elles évoquent les travaux contemporains de psychologie morale qui mettent l’accent soit sur la justice et les droits, soit sur la distinction entre les dimensions personnelles ou impersonnelles qui peuvent qualifier les relations humaines. Nous aurons certainement l’occasion d’y revenir dans un prochain article.

Alain Anquetil

(1) « Weinstein’s Complicity Machine », New York Times, 5 décembre 2017. Je me suis déjà inspiré de cet article dans mon précédent billet. La phrase complète est la suivante : « Monsieur Weinstein a choisi certains de ses employés les plus jeunes et les moins influents pour jouer les rôles les plus embarrassants » (Mr. Weinstein cast some of his youngest and least powerful employees in the most uncomfortable roles).

(2) L’article du New York Times propose une brève description des activités des assistants d’Harvey Weinstein. Ils facilitaient ses relations privées avec des femmes, avec les conséquences présumées dont il a été largement question dans les médias.

(3) L’expression « scandale mondial » a été plusieurs fois utilisée pour témoigner de l’importance inhabituelle et salutaire de l’affaire. Voir par exemple le dossier du magazine Le Point, « Harvey Weinstein : une si longue impunité ».

(4) Les conduites qui vont au-delà des frontières du rôle sont souvent appelées « comportements extra-rôle ». On les invoque par exemple à propos des « comportements de citoyenneté organisationnelle ». Voir à ce sujet G. Valléry,‎ M.-E. Bobillier-Chaumon,‎ E. Brangier et‎ M. Dubois, Psychologie du travail et des organisations. 110 notions clés, Dunod, 2016.

(5) R. Draper, The art of Ruth Draper. Her dramas and characters, Oxford University Press, 1960. Ma traduction.

(6) A.-M. Rocheblave-Spenlé, La notion de rôle en psychologie sociale : étude historico-critique, Presses Universitaires de France, 1962.

(7) « [Les assistants étaient-ils] des carriéristes prêts à tout ou des victimes ? » (Were they careerists doing whatever it took to advance, or victims themselves?).

(8) Je me réfère ici au chapitre 16 du Léviathan de Thomas Hobbes. Celui-ci y affirme qu’« une personne est la même chose qu’un acteur, à la scène comme dans la conversation ordinaire ; personnifier, c’est tenir un rôle ou représenter soi-même ou un autre, et celui qui tient le rôle d’un autre est dit être le support de sa personne ou agir en son nom […] » (tr. fr. G. Mairet, Gallimard, Folio Essais, 2000). Il convient de noter que l’idée de « représentation » n’est pas, en général, considérée comme un attribut d’un rôle. Elle n’est pertinente que pour qualifier certains types de rôles, par exemple celui de l’avocat. Nous considérons qu’elle est également pertinente dans le cas des assistants, mais ceci exigerait une justification particulière.

(9) C. W. Wolfram, « A lawyer’s duty to represent clients », in D. Luban (dir.), The good lawyer. Lawyers’ roles and lawyers’ ethics (p. 214-235), Rowman & Allanheld, 1984.

(10) M. Banton, Roles: An introduction to the study of social relations, Tavistock Publications, 1965.

[cite]

 

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