Le mercredi 12 juin 2019, le Secours Populaire du département de la Manche a annoncé qu’en raison de la tromperie sur des steaks hachés livrés à des associations caritatives (La Croix Rouge, Les Restos du Cœur, le Secours Populaire Français, la Fédération française des banques alimentaires), les repas donnés à court terme aux personnes démunies seront dépourvus de viande (1).

L’affaire a été révélée par RTL le 7 juin 2019 (2). On comprend qu’elle ait été qualifiée de « scandale », un terme qui dénote une forte réprobation morale. L’article de RTL observait ainsi que « l’entreprise française incriminée [a] fait fabriquer [les faux steaks hachés] en Pologne pour, selon l’enquête, baisser ses coûts de production et augmenter sa marge », et il ajoutait : « Autrement dit, pour se faire de l’argent sur le dos des plus démunis ». Cette dernière observation suggère que le jugement moral de réprobation comprend deux niveaux : le premier comprend la fraude elle-même, le second le statut des victimes. Le fait que les victimes de la fraude étaient des associations caritatives et des personnes démunies a-t-il fonctionné comme une circonstance morale aggravante ? Nous discutons de cette question dans le présent billet.

 

Penchons-nous d’abord sur les commentaires de la Secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances à propos de cette affaire : la situation est « très choquante » ; « il est hors de question que ce type d’attitude se reproduise » ; « c’est un message envoyé aux entreprises : c’est du pénal, on va jusqu’à deux ans de prison, plus d’un million d’euros d’amende » (3).

Dans le contexte de notre réflexion sur les circonstances morales aggravantes, l’expression clé de ces propos est « type d’attitude ». L’attitude est une « disposition d’esprit, déterminée par l’expérience à l’égard d’une personne, d’un groupe social ou d’une chose abstraite (problème, idée, doctrine, etc.) et qui porte à agir de telle ou telle manière » (4). L’idée de « disposition » renvoyant au caractère d’une personne, on peut en déduire que « type d’attitude » est synonyme de « genre de personne ». C’est de cette liaison que pourraient découler les circonstances morales aggravantes du cas, telles que le public les a perçues.

Voici, selon cette hypothèse, le raisonnement à l’origine du jugement moral de désapprobation : a) une tromperie est un fait moralement condamnable, b) mais quand elle semble révéler un type d’attitude ou un genre de personne, c’est-à-dire une disposition à agir d’une certaine manière – et non, par exemple, une situation contraignante dans laquelle une personne croit que, pour garantir sa survie, elle doit en passer par la tromperie, même si elle préfèrerait agir autrement –, elle génère un surcroît de désapprobation.

L’adjectif « odieux » rend compte de ce surcroît. Il signifie : « qui déplaît au plus haut point, qui est insupportable », et, lorsqu’il s’applique à une personne : « qui inspire le mépris, la haine » (5). Dans un sens voisin, le journal L’Humanité titrait : « Le scandale à vomir des “faux steaks” », dissociant, dans la même phrase, les deux niveaux considérés : celui du scandale lié à la tromperie et celui du surcroît de désapprobation (6).

 

Il y a une seconde manière d’expliquer la présence de circonstances morales aggravantes dans le cas en question. Elle suppose de faire référence à la théorie des modules moraux – une traduction imparfaite de la Moral Foundations Theory (MFT), à propos de laquelle on pourra consulter le site qui lui est spécifiquement consacré.

Voici la description que Ruwen Ogien donnait de ces modules dans un texte portant, entre autres, sur l’unité des intuitions morales dans les cultures humaines :

« Notre esprit serait naturellement équipé de cinq « modules », c’est-à-dire de dispositifs psychologiques autonomes à but spécifique, qui agissent de façon quasi automatique, comme des réflexes, et dont l’activité est déclenchée par des stimuli sociaux bien déterminés. » (7)

Ces modules recouvrent les bienfaits (ou les torts) causés à autrui (Harm), l’équité dans la coopération (Fairness), la fidélité envers son groupe d’appartenance (Ingroup), le respect de l’autorité (Authority) et la pureté (Purity). Chaque module est relié à des vertus, par exemple la bonté ou la compassion pour le module Harm, l’obéissance et la loyauté pour le module Authority, la justice et le fait d’être digne de confiance pour le module Fairness (8).

La MFT a été utilisée pour prédire expérimentalement des sensibilités politiques ou des attitudes relatives à des questions morales telles que celles posées par la recherche sur les cellules souches. Par exemple, Michelle Low & Ma. Glenda Lopez Wui ont montré que le module Harm qui, selon leurs termes, « se réfère à la sensibilité d’une personne à l’égard de la cruauté et des torts causés à autrui », joue le rôle le plus important pour prédire l’attitude des gens envers les pauvres, les autres modules jouant un rôle mineur :

« Les attitudes à l’égard des pauvres sont surtout produites par la compassion (Harm), devant l’égalité des droits pour les pauvres (Fairness), le respect des rôles lié à leur statut social (Authority), la contribution à la société (Ingroup) et la maîtrise de soi (Purity). » (9)

Low et Wui ont aussi noté les effets de l’association entre Harm et Fairness. Ces deux modules s’additionnent en quelque sorte pour produire des attitudes positives à l’égard des pauvres :

« Les personnes qui souscrivent davantage aux principes de bienveillance et d’équité qu’aux trois autres principes sont plus soucieux d’une répartition équitable du pouvoir et des ressources. Ils sont plus susceptibles de reconnaître les origines structurelles de la pauvreté et sont moins susceptibles de blâmer les pauvres de leur situation. Par conséquent, ils ont tendance à considérer les pauvres plus favorablement. » (10)

Ces observations suggèrent une seconde interprétation des circonstances morales aggravantes du cas des faux steaks hachés – ou du surcroît de désapprobation qui leur est associé.

Faisons l’hypothèse (plausible) que le module Harm, grâce auquel nous sommes sensibles à la tromperie, ait été activé en premier lieu. Le fait que des associations caritatives et des personnes démunies ont été les victimes de la tromperie a pu, dans un second temps, activer un ou plusieurs des quatre autres modules – le second niveau dont nous parlions plus haut. On pense à l’équité (rappelons-nous de cette phrase : « se faire de l’argent sur le dos des plus démunis »), puisque des personnes se trouvent privées de ressources auxquelles elles avaient droit. On pense aussi à la pureté, à cause du dégoût suscité par le cas. Ce n’est pas seulement du dégoût moral. C’est un dégoût physiologique provoqué par la liste des produits remplaçant la viande – des produits plutôt repoussants –, par une violation de l’hygiène alimentaire (11).

Sans doute y a-t-il d’autres interprétations possibles. Mais s’il fallait donner une préférence, c’est la première interprétation – celle qui touche non pas des modules produisant des réponses automatiques (bien qu’en partie socialement construites), mais le genre de personne – qui, selon nous, devrait être privilégiée.

Alain Anquetil

(1) « Scandale des “faux” steaks hachés : 13000 bénéficiaires du Secours populaire dans la Manche privés de viande », France 3 Régions, 12 juin 2019.

(2) « Fraude : 780 tonnes de “faux steaks hachés” distribuées aux plus démunis », RTL, 7 juin 2019. RTL notait que « ces steaks ne contenaient pas de la viande mais du gras, pas du muscle mais de la peau. Le tout mixé avec du soja et de l’amidon, des produits non autorisés dans des steaks hachés, avec un réemploi aussi de viande transformée ». Voir aussi « Qui est l’entreprise française qui a fourni de faux steaks hachés aux associations ? », Libération, 7 juin 2019.

(3) Cf. note 2.

(4) Source : CNRTL.

(5) Source : CNRTL.

(6) « Le scandale à vomir des “faux steaks” », LHumanité, 11 juin 2019.

(7) R. Ogien, « Un naturalisme moral improuvable et irréfutable », in A. Masala & J. Ravat (dir.), La Morale humaine et les sciences, Paris, Editions Matériologiques, 2011.

(8) Voir J. Haidt & C. Joseph, « Intuitive ethics: How innately prepared intuitions generate culturally variable virtues », Daedalus, 133(4), 2004, p. 55-66, et, en français : « De l’unité des intuitions morales à la diversité des vertus », Terrain, 48, 2007, p. 89-100.

(9) M. Low et M. G. L. Wui, « Moral foundations and attitudes towards the poor », Current Psychology, 35 (4), 2016, p. 650-656.

(10) En revanche, les personnes qui accordent plus d’importance à la cohésion du groupe, à l’autorité et à la pureté ont tendance à « considérer les pauvres comme une menace pour les normes sociales parce que leur manque de maîtrise de soi et de contribution au groupe les empêche d’être des membres productifs de la société. Par conséquent, ces personnes ont tendance à considérer les pauvres de façon plus négative. » (Slow et Wui, 2015)

(11) Haidt et Joseph observent que « le domaine propre du module de pureté comprend l’ensemble de ce qui a été associé à ces dangers [les microbes et les parasites] dans notre histoire évolutionniste, par exemple les cadavres en décomposition, les excréments et les charognards. De telles choses, auxquelles s’ajoutent les personnes qui entrent en contact avec elles, déclenchent un sentiment de dégoût rapide et automatique. » Voir la note 8.

[cite]

 

 

 

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