Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

Dans l’épreuve que nous vivons, la consolation revêt une grande importance. Elle vise à soulager l’affliction, à apporter un réconfort, à rassurer, apaiser, atténuer la peine, mais aussi à donner de la force morale (1). Elle comprend l’idée d’une compensation. La consolation a également un sens spirituel. Elle désigne, dans la religion chrétienne, l’« espérance du salut, de la venue du Messie » (2) : « La consolation biblique n’est pas faite de patience seulement ou de résignation, elle est positive, active, due à une intervention de la puissance divine qui s’accomplit dans la faiblesse humaine » (3).

L’idée que la consolation est « ce qui, d’origine humaine ou divine, console, apporte un réconfort moral, parfois matériel, physique, sensible » (4), se retrouve dans quelques textes récents relatifs à l’épidémie du coronavirus.

 

Deux témoignages

Voici le témoignage d’une consolation d’origine humaine. On le trouve dans un article intitulé « The real heroes among us » (« Nos vrais héros »), publié sur le site de la société américaine des maladies infectieuses (Pediatric Infectious Diseases Society). Il explique le dévouement d’une doctoresse travaillant à l’hôpital :

« Son travail consiste à aider à prévenir et à traiter les infections, tant à l’hôpital que dans notre communauté au sens large.

Depuis le début de la crise, elle travaille 16 à 18 heures par jour. Elle a organisé les tests de dépistage du coronavirus pour le personnel de l’hôpital et pour d’autres personnes. Elle a conseillé des médecins – pas seulement dans son établissement – sur la manière de soigner les patients infectés et de veiller à ce qu’ils n’infectent pas d’autres personnes. Elle a également collaboré avec des fonctionnaires de l’État et des collectivités locales pour contrôler l’épidémie.

Cela implique des conversations téléphoniques et l’envoi de SMS de l’aube jusque tard dans la nuit. Cela implique d’écouter toutes les demandes qui lui parviennent et d’y répondre avec attention. Cela implique de consoler les gens qui sont paniqués et de sensibiliser ceux qui se montrent un peu trop désinvoltes. » (5)

Voici maintenant la référence à une consolation d’origine divine. On la trouve dans un article publié le 15 mars 2020 dans le quotidien britannique The Telegraph (6). Abordant les questions philosophiques et spirituelles soulevées par la crise, son auteur, Simon Heffer, discute de la faible présence de l’archevêque de Cantorbéry dans l’espace public :

« [La] crise nous amène à des questions philosophiques sur la nature de la société et la place que nous y occupons. [...] Elles frisent les questions spirituelles. Sans doute le Premier ministre serait-il le premier à admettre qu’il n’a pas l’autorité d’un porte-parole divin. Face à des questions de vie et de mort, surtout à cette échelle, notre culture – même si nous ne sommes pas croyants – exige quelque chose de plus élevé. Cela nous amène à l’archevêque de Cantorbéry.

Son incapacité à mener son troupeau dans cette crise est peut-être la reconnaissance ultime du triomphe de la laïcité, un credo plus adapté à une époque où l’homme croyait contrôler le monde. Or, c’est là que l’archevêque de Cantorbéry devrait intervenir. Quelle ironie si on laisse à ceux qui sont ouvertement athées – dont moi-même – le soin de construire une nouvelle philosophie afin de consoler la population dans une crise dont l’effet le plus terrible est sans doute à venir. »

La position de cet auteur a fait l’objet d’une objection de Joseph Pearce sur le site The Catholic World Report. Il y affirme que « la suggestion naïve de M. Heffer, selon laquelle les personnes ‘ouvertement athées’ peuvent proposer une nouvelle philosophie capable de consoler les gens en cas de crise, remplaçant ainsi le besoin de religion ou le besoin de Dieu, est bien plus intéressante que son propos sur l’Église anglicane » (7).

 

Sources de la consolation

Ces références à la consolation évoquent deux manières de la comprendre : soit elle renvoie à l’activation des sentiments naturels de bonté et de compassion, ou à un mécanisme tel que celui de la sympathie (au sens, par exemple, où Adam Smith l’entendait), soit elle s’adosse à une philosophie d’arrière-plan associée à une vision de l’existence, plus largement à une conception de l’univers.

Intéressons-nous à cette seconde vision de la consolation, qu’évoquaient à la fois Heffer et Pearce.

L’expression « conception de l’univers » n’est pas choisie au hasard. Elle correspond au titre de l’une des « « nouvelles conférences sur la psychanalyse » que Sigmund Freud donna entre 1915 et 1917. Il y affirmait ceci :

« [Une] conception du monde [Weltanschauung] est une construction intellectuelle, capable de résoudre d’après un unique principe tous les problèmes que pose notre existence. Elle répond ainsi à toutes les questions possibles et permet de ranger à une place déterminée tout ce qui peut nous intéresser. Il est bien naturel que les hommes tentent de se faire une semblable représentation du monde et que ce soit là un de leurs idéaux. La foi qu’ils y ajoutent leur permet de se sentir plus à l’aise dans la vie, de savoir vers quoi ils tendent et de quelle façon ils peuvent le plus utilement placer leurs affects et leurs intérêts. » (8)

« Se sentir plus à l’aise dans la vie » (ou « plus en sécurité » : man sich im Leben sicher fühlen). Telle est l’une des fonctions essentielles de cette philosophie de la vie. Elle répond à un besoin de sécurité : « le besoin de se forger une conception du monde a une cause affective », précise Freud. Or, remarque-t-il, s’il existe une puissance qui répond par excellence à ce besoin de sécurité, c’est la religion. Ni la science ni la philosophie ne peuvent l’égaler sur ce terrain :

« La science, en effet, ne peut rivaliser avec elle quand il s’agit d’apaiser la crainte de l’homme devant les dangers et les hasards de la vie, ou de lui apporter quelque consolation (Trost) dans les épreuves. »

 

Le besoin de consolation

On sait que Freud fait remonter le besoin de sécurité et de consolation à l’enfance, ce temps où l’enfant est protégé par le père. Selon sa jolie formule, l’adulte, « en regard de l’univers, [...] n’est toujours qu’un enfant ». Mais Freud explique que, pour l’être humain sorti de l’enfance, le « Père » remplace le « père ». Dans L’avenir d’une illusion, il affirme ainsi la transposition du lien entre le père de l’enfance et le Père, dieu créateur :

« L’impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d’être protégé – protégé en étant aimé – besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l’institution d’un ordre moral de l’univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l’existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront. »

Freud défend l’idée que « tout cela, ce sont des illusions ». Il s’agit d’une idée ancienne, que l’on trouvait exprimée sous une forme frappante dans un dialogue philosophique de Cicéron, sa première Tusculane, Devant la mort :

– Quant aux autres conceptions [de l’âme], elles laissent espérer, ce qui va sans doute te ravir, la possibilité pour les âmes de gagner, ayant quitté les corps, leur véritable séjour, c’est-à-dire le ciel.

– Cela me ravit, en effet : c’est ce que j’aimerais par-dessus tout, quitte à ce que ce ne soit pas vrai et à y croire tout de même. (11)

Paradoxalement, ce propos a priori irrationnel (une exemplification du fait de prendre ses désirs pour des réalités, peut-être aussi de se mentir à soi-même) renforce l’idée que la consolation possède une authentique valeur morale. Freud l’affirmait explicitement à propos des idées religieuses, dont la consolation est une manifestation :

« Telles qu’elles sont, ces idées – les idées religieuses au sens le plus large du mot – sont considérées comme le plus précieux patrimoine de la civilisation, la plus haute valeur (Wertvollste) qu’elle ait à offrir à ses participants, valeur estimée plus haut que tout l’art d’arracher ses trésors à la terre, de pourvoir à la subsistance des hommes ou de vaincre leurs maladies, etc. » (12)

On peut défendre l’idée que la valeur morale que revêt la consolation ne lui est pas seulement transférée par la valeur accordée aux idées religieuses. Elle proviendrait aussi des sentiments naturels que nous avons évoqués. Ainsi pourrait-on affirmer, dans le cadre d’un naturalisme religieux, que la croyance religieuse activerait, renforcerait ou donnerait un sens à ces sentiments. Dans la deuxième partie consacrée à la valeur morale de la consolation, nous ne poursuivrons pas dans cette direction. Nous nous pencherons plutôt sur son contenu moral et spirituel.

Alain Anquetil


Références

(1) Je m’inspire de la définition du CNRTL, du Dictionnaire de la langue française Le Robert, du Lexique latin-français de E. Sommer (Hachette, 1870).

(2) Source : CNRTL.

(3) Source : Dictionnaire Biblique Westphal, sur levangile.com.

(4) Source : CNRTL. Je mets les italiques.

(5) Pediatric Infectious Diseases Society (NB: la page ne porte pas de mention de date).

(6) S. Heffer, « A nation confronting its own mortality needs spiritual leadership. So where is Justin Welby? », The Telegraph, 15 mars 2020.

(7) J. Pearce, « God preserve us from godless philanthropy », The Catholic World Report, 19 mars 2020.

(8) S. Freud, Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, Gesammelte Werke (XV), S. Fischer Verlag Gmbh, 1933, tr. A. Berman, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1936.

(9) S. Freud, Die Zukunft einer Illusion, S. Fischer Verlag Gmbh, 1927, tr. M. Bonaparte, L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1976. Freud se réfère le plus souvent à la religion chrétienne.

(11) Cicéron, Devant la mort (1ère Tusculane), tr. D. Robert, Arléa, 1996.

(12) S. Freud, L’avenir d’une illusion, op. cit.

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