Dans le précédent billet, nous évoquions le franc-parler de Greta Thunberg, sa liberté de parole et son pouvoir d’interpellation. Car la jeune écologiste suédoise interpelle au sens littéral du terme. Elle s’exprime en effet pour attirer l’attention sur l’urgence climatique, et elle le fait avec vigueur, provocation, et une forme singulière de désintéressement. Les traits de son discours évoquent la parrêsia, un mot grec qui signifie « le tout-dire » (1). C’est à la parrêsia de Greta Thunberg, ou à Greta Thunberg comme parrésiaste, que se consacre le présent article.

 

1.

Voici une description générale de la parrêsia proposée par Michel Foucault :

« Parrêsia, étymologiquement, c’est le fait de tout dire (franchise, ouverture de parole, ouverture d’esprit, ouverture de langage, liberté de parole). Les Latins traduisent en général parrêsia par libertas. C’est l’ouverture qui fait qu’on dit, qu’on dit ce qu’on a à dire, qu’on dit ce qu’on a envie de dire, qu’on dit ce qu’on pense pouvoir dire, parce que c’est nécessaire, parce que c’est utile, parce que c’est vrai. » (2)

Dire ce qu’on pense pouvoir dire, « parce que c’est nécessaire ». Voilà une définition qui s’accorde bien à un mot de Greta Thunberg rapporté dans le New York Times : « Je ne dis que ce qui est nécessaire (3).

Parler avec franchise – parler avec la parrêsia – revient, pour un locuteur (par exemple Greta Thunberg), à prendre la position d’un spectateur neutre et impartial. Elle permet de dire la vérité, une vérité qui comprend ici deux aspects : les faits (il s’agit de révéler la réalité avec exactitude) et les actions à entreprendre en vue de corriger la situation présente (les faits doivent inciter à l’action en vue d’un certain bien).

Dans le billet publié le 15 mars 2019, nous avons noté que Greta Thunberg percevait la réalité de la crise climatique et qu’elle estimait que ceux qui ont le pouvoir d’agir, en premier lieu les puissants (hommes politiques et dirigeants d’entreprises) mais aussi les adultes en général, tendaient à ne pas voir cette réalité et, de ce fait, à ne pas agir à la hauteur des bouleversements qui menacent la planète.

 

2.

Dans le Gorgias de Platon, la parrêsia agit comme un révélateur. C’est ce qu’exprime Socrate au début de son dialogue avec Calliclès. Il dit à son interlocuteur, qui succède à Gorgias et à Polos : « En fait, je crois qu’en te rencontrant je suis tombé sur cette pierre de touche » (4) – terme qui signifie, au sens figuré : « Ce qui sert à faire connaître la qualité, la valeur de quelqu’un ou de quelque chose ».

À la demande de Calliclès, qui ne comprend pas ce dont parle Socrate, ce dernier répond que la propriété qu’a Calliclès d’être semblable à une pierre de touche – un instrument de mise à l’épreuve, un test – peut lui permettre de connaître la vérité sur son âme :

« Je suis sûr que toutes les opinions de mon âme avec lesquelles tu seras d’accord, seront, dès ce moment-là, des vérités. En effet, je suis convaincu que si on doit contrôler une âme et la mettre à l’épreuve pour voir si elle vit bien ou mal, il faut avoir trois qualités ; or, toi, tu les as toutes les trois. Il s’agit de la compétence, de la bienveillance et de la franchise. […] Regarde, les deux étrangers avec qui j’ai parlé, tes amis, Gorgias et Polos ; en effet, ce sont des hommes compétents et ils ont de l’amitié pour moi, mais ils n’ont pas assez de franchise, ils éprouvent trop de gêne – en tout cas, plus qu’il ne faudrait. Quelle autre explication donner ? Ils en sont arrivés l’un après l’autre à être tellement gênés qu’ils ont accepté, à cause de cette gêne qu’ils ressentaient, de dire le contraire de ce qu’ils avaient dit, et cela, en présence d’un public nombreux et à propos des questions les plus fondamentales qui soient. »

La franchise (parrêsia) est un ingrédient de la pierre de touche à laquelle se réfère Socrate. Elle contribue à révéler l’âme de l’autre.

Se référant à ce passage du Gorgias, Foucault insiste sur le fait que, pour qu’une personne voie la vérité – pour qu’elle puisse se comprendre elle-même au sens de comprendre la réalité de ses croyances, ce qu’elles recouvrent vraiment–, elle doit être aidée par quelqu’un d’autre. Pour que l’autre puisse apporter son aide, il doit posséder la parrêsia, mais aussi le savoir et la bienveillance. C’est ce que dit Socrate à Calliclès. Voici le commentaire qu’en fait Foucault :

« Lorsqu’une âme veut avoir une pierre de touche, c’est-à-dire si elle veut savoir […], c’est-à-dire si l’âme se cherche dans sa volonté de se soigner, de prendre soin d’elle-même, si elle veut trouver une pierre de touche qui lui permette de repérer où elle en est de sa santé, c’est-à-dire de la vérité de ses opinions, elle a besoin de quelqu’un, d’une autre âme qui va se caractériser donc par l’epistêmê, le savoir, [par] l’eunoia, la bienveillance, et par la parrêsia. » (1)

Le propos de Foucault suggère une condition nécessaire pour que le parrésiaste (ici Calliclès) puisse aider une personne à connaître l’état de son âme (ici Socrate, même si sa posture vis-à-vis de son interlocuteur est ironique) : cette personne doit désirer connaître l’état de son âme.

 

3.

Cependant, on peut concevoir que le parrésiaste vise à éclairer celui qui, précisément, manque de parrêsia. C’est d’ailleurs ce que fait Greta Thunberg. Elle s’adresse à des personnes (les puissants, les adultes, les jeunes) dont les croyances, selon elle, ne correspondent pas à la réalité – des croyances qui nient l’état écologique de la planète. Elle s’adresse aussi à celles qui croient, en leur for intérieur, que la situation de la planète est désastreuse, mais ne traduisent pas leurs actions en actes. À la première catégorie de personnes, elle demande de voir la réalité. À la seconde catégorie de personnes, Greta Thunberg demande qu’elles quittent leur gêne, leur timidité, leur honte, leurs scrupules, leur pudeur – les mots employés par Foucault pour qualifier ceux qui ne possèdent pas la parrêsia.

Dans les deux cas, ce qui importe dans la forme de parrêsia utilisée par Greta Thunberg, c’est l’interpellation. L’interpellation est ici (comme la parrêsia) un antonyme de la flatterie. Elle s’oppose aux discours convenus, démasque ce qui se cache derrière les formes policées du langage public. Elle « dissipe les illusions », comme le dit Foucault à propos d’une autre signification du mot.

Dans le même ordre d’idées, l’interpellation propre à la parrêsia est un moyen d’échapper à l’absurdité, à la bêtise et à la folie. Voici ce qu’en dit Foucault à propos de l’emploi du mot dans un texte d’Euripide (le « maître » dont il est question pouvant être rapporté à l’esclave dans le contexte de la cité grecque) :

« Qui n’a pas la parrêsia se trouve en même temps soumis à la sottise du maître, à la folie du maître, c’est-à-dire que vous voyez apparaître cette idée que la parrêsia non seulement est un droit, si vous voulez, dans son fondement et dans son origine, mais qu’elle a pour fonction de pouvoir dire quelque chose qui est comme la raison et comme la vérité en face de ceux qui ont tort, ne détiennent pas la vérité, et dont l’esprit est celui de la sottise ou de la folie. » (1)

Mais ce n’est pas tout. Foucault imagine la position de l’esclave qui sait, qui connaît la vérité, mais qui ne peut pas la dire en raison de son statut social :

« Et [quelle] plus grande douleur que se trouver dans une situation d’esclave, soumis à la folie des autres, alors que l’on pourrait leur dire la vérité et que l’on ne peut pas. »

On reconnaît sans doute un autre aspect du propos de Greta Thunberg. Il n’est pas seulement « provoquant » au sens où peut l’être la parrêsia. Il est aussi une déclaration d’indépendance personnelle.

Sans doute est-ce un aspect problématique, car il pourrait dénoter, non pas la libération de la parole, mais le plaisir de la parole libre, le plaisir de l’indépendance, ou, simplement, le plaisir procuré par l’exercice de la parrêsia.

Mettre en exergue ce plaisir (qui n’a peut-être ou certainement aucune réalité) et s’en servir pour contrer les arguments de Greta Thunberg, pourrait être interprété comme une contre-offensive de la gêne, de la timidité, de la honte et de la pudeur. Une contre-offensive d’une forme de politiquement correct. Elle serait malvenue compte-tenu de l’état du monde, mais elle est déjà à l’œuvre. Car les parrésiastes dérangent par nature, puisqu’ils dénoncent ce que cache l’ordre existant.

Alain Anquetil

(1) M. Foucault, « La Parrêsia », Anabases, 16, 2012, p. 157-188.

(2) M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2001. Cité dans H.-P. Fruchaud et J.-F. Bert, « Un inédit de Michel Foucault : ‘La Parrêsia’. Note de présentation », Anabases, 16, 2012, p. 149-156. Nous orthographions le mot parrêsia selon l’usage dominant et rectifions les cas où le mot est orthographié avec un h (parrhêsia), en laissant subsister quelques différences.

(3) « Becoming Greta: ‘invisible girl’ to global climate activist, with bumps along the way », 18 février 2019.

(4) Platon, Gorgias, tr. M. Canto-Sperber, GF Flammarion, 1993.

[cite]

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