L’article de Roger Pielke, « Comment faire en sorte que la FIFA rende des comptes ? » (« How can FIFA be held accountable? »), publié en 2013, propose une application pratique du modèle de gouvernance de Grant et Keohane qui a été présenté dans le billet précédent (1). Il est l’objet du présent billet, étant entendu que les commentaires de l’auteur sur la gouvernance de la FIFA n’intègrent pas les changements organisationnels qui ont pu se produire depuis 2013, ni, entre autres choses, les conclusions du rapport Garcia de septembre 2014 commandé par la FIFA à la suite d’allégations de corruption (2). Cependant le processus de réforme était encore en cours à la date de publication de l’article et, quoi qu’il en soit, ce qui importe pour nous est la manière dont l’auteur propose de rapprocher théorie et pratique. On notera que Pielke a acquis une certaine réputation dans le cadre de cette affaire. Ses commentaires réguliers et ses appréciations, formulées à partir de sa position de chercheur, notamment son « rapport d’évaluation » (report card), très documenté, sur la réforme de la FIFA de juin 2013, auquel la FIFA a répondu, lui ont conféré une certaine notoriété (3).

Considérons la manière dont Pielke applique les sept mécanismes d’accountability proposés par Grant et Keohane dans son article « Comment faire en sorte que la FIFA rende des comptes ? ». Après avoir rappelé brièvement en quoi consiste chacun de ces mécanismes (on se réfèrera au billet précédent pour plus de détails), nous donnerons la conclusion qu’en tire Pielke quant à son application à la FIFA avant de conclure par quelques commentaires critiques.

Selon Pielke, le mécanisme d’obligation de rendre compte de type hiérarchique, fondé sur « le pouvoir qu’ont les supérieurs sur leurs subordonnés au sein d’une organisation », ne fonctionne pas de façon satisfaisante : « la gouvernance de la FIFA est telle que son président et son comité exécutif ne sont soumis à aucune exigence de rendre des comptes à une autorité supérieure ». En dépit des travaux d’un comité indépendant visant à proposer des réformes (l’ICG : Independence Governance Committee), mis en place en 2011, « il n’est pas exagéré de conclure », affirme Pielke, « qu’à la fois en théorie et en pratique la FIFA ne dispose d’aucun mécanisme hiérarchique obligeant le président de la FIFA et son comité exécutif à rendre des comptes ».

Le constat est du même ordre pour le mécanisme de surveillance (supervisory accountability), qui oblige une organisation à rendre compte à une autre organisation dont elle dépend. Il concerne ici l’obligation d’information de la FIFA envers les associations nationales qui la composent, à l’instar de l’obligation de rendre compte de la Banque Mondiale auprès de ses 188 pays membres. Pielke notait plusieurs facteurs faisant obstacle au fonctionnement de ce mécanisme : relations plutôt lâches entre les fédérations nationales et les pouvoirs publics domestiques, majorité des trois-quarts requise par les statuts de la FIFA pour des votes de procédure, catégorie de décisions réservées à son comité exécutif. Pielke conclut que « la FIFA est presque entièrement à l’abri de toute obligation de rendre compte à d’autres organisations », ajoutant que « ses membres sont typiquement des associations faibles ayant peu d’influence sur leurs propres gouvernements ».

L’obligation financière de rendre compte, qui concerne le contrôle des financements reçus par la FIFA et revêt une importance particulière en raison des soupçons de corruption visant l’organisation, fait l’objet du même type de conclusion. Pielke met en exergue des défauts de transparence de la FIFA, bien que ses comptes soient publiés et audités, et conclut que ses états financiers demeurent « obscurs ».

Même conclusion pour l’obligation légale de rendre compte, relative à l’obligation de toute organisation de respecter la loi et de pouvoir être l’objet d’actions judiciaires. Même si de telles actions ont été entreprises à l’égard de la FIFA, Pielke souligne la difficulté pour des juridictions situées en dehors de la Suisse, pays dans lequel elle est domiciliée, de la poursuivre en justice, sauf de manière indirecte à travers l’extraterritorialité (cf. sur ce point cet article du Temps : « FIFA: la puissance américaine au service de la justice », 8 juin 2015).

Le mécanisme reposant sur le marché (market accountability) a trait à « l’influence exercée par les investisseurs ou les consommateurs à travers des mécanismes de marché ». Pielke s’intéresse aux six partenaires officiels de la FIFA lors de la coupe du monde de football au Brésil en 2014 (Adidas, Coca-Cola, Visa, McDonald’s, Emirates, Budweiser et Castrol) (3). Il estime que si « plusieurs de ces entreprises ont exprimés publiquement des inquiétudes sur les diverses allégations de corruption au sein de la FIFA, […] de telles déclarations sont en général considérées comme des effets de manche plutôt que comme l’expression d’une volonté de réforme » (5).

Les mécanismes relatifs à l’obligation de rendre compte aux pairs sont, pour Pielke, inopérants. Il faut dire que la FIFA n’a qu’un véritable « pair » : le Comité International Olympique, même si des ONG telles que Play the Game, engagée dans la promotion de l’éthique et de la démocratie dans le sport, et, de façon encore plus indirecte, Transparency International, peuvent jouer un rôle.

Quant à l’obligation de rendre compte fondée sur la réputation publique, Pielke conclut de façon sèche que « la FIFA n’a pour l’essentiel aucune obligation de rendre compte à son public » – celui-ci, soit dit en passant, ne lui demandant pas de comptes, à l’exception des quelques observateurs intéressés par la politique du football.

Que conclure de cette application du modèle de gouvernance de Grant et Keohane ? Deux remarques critiques viennent à l’esprit. En premier lieu, le diagnostic de Pielke sur l’obligation de rendre compte de la FIFA est, pour le dire familièrement, négatif sur toute la ligne. Ce n’est sans doute pas un constat à charge (en tout cas l’auteur apporte des justifications), mais un constat sans nuances et sans pondération. Par exemple, les trois points relevés par Pielke à propos de l’accountability de surveillance (relations lâches entre les fédérations nationales et les pouvoirs publics domestiques, majorité des trois-quarts requise par les statuts de la FIFA pour des votes de procédure, catégorie de décisions réservées à son comité exécutif) sont considérés de façon exclusivement négative, sans explication ni justification.

En second lieu, il ne propose aucune évaluation de l’importance de chacun des mécanismes d’accountability. Certes, il semble accorder un poids particulier aux quatre premiers (mécanismes hiérarchique, de surveillance, financier et légal) dans la mesure où ils sont inhérents à toute organisation, mais sans les distinguer des trois autres (relatifs au marché, aux pairs et à la réputation publique) quant à leur importance et leur pertinence. Or, Grant et Keohane différenciaient les quatre premiers mécanismes des trois derniers, au motif qu’ils se réfèrent respectivement à un modèle de délégation (selon lequel les dirigeants d’une organisation sont évalués par leurs mandants) et à un modèle de participation (selon lequel ils sont évalués par ceux qui sont affectés par ses activités). Pielke ne fait aucune référence à ces deux modèles d’accountability, sans donner de raisons. Le conseil de Grant et Keohane sur le fait de ne pas les appliquer « de manière trop rigide » n’est certainement pas un motif légitime de ne pas les considérer. Si Pielke l’avait fait, son diagnostic aurait peut-être été plus riche et, en définitive, moins cinglant. Par exemple, il aurait permis de considérer avec une plus grande pondération le rôle des partenaires et du public dans l’obligation de rendre compte. Il aurait aussi permis de relativiser l’accountability liée aux pairs, dont la pertinence, dans le cas de la FIFA, est loin d’être évidente. Il en résulte l’impression d’un constat à charge qui nuit, pour une part, à la démonstration.,

Alain Anquetil

(1) R. Pielke, « How can FIFA be held accountable? », Sport Management Review, 16, 2013, p. 255-267, et R. W. Grant et R. O. Keohane, « Accountability and abuses of power in world politics », The American Political Science Review, 99(1), 2005, p. 29-43.

(2) Précisons à cet égard que Pielke a revu pour la dernière fois son article avant publication en décembre 2012. Mais Sepp Blatter, alors président de l’organisation, déclarait en mai 2013 : « Nous avons traversé une période difficile qui a été une épreuve pour le football et ses dirigeants. En tant que capitaine, je peux affirmer que nous avons résisté à la tempête » (« FIFA slowly sails toward reform », The Wall Street Journal du 4 juin 2013)

(3) Voir « Solving Fifa’s and IOC’s problems is easier said than done », The Guardian, 22 novembre 2015, et « FIFA : pourquoi les Etats-Unis seront le tombeau de la mafia du foot », Marianne, 29 mai 2015 .Voir aussi cet article de Pielke,dans les pages Opinions du Financial Times du 12 juillet 2014 : « Fifa must not be allowed to remain impervious to change ».

(4) Sur la composition du groupe de partenaires a évolué, voir le site de la FIFA).

(5) Ces « effets de manche » peuvent néanmoins avoir une certaine portée, comme semble l’indiquer ce commentaire : « Coca-Cola, McDonald’s, Visa et Budweiser : quatre des plus gros sponsors de la FIFA, plongée dans un vaste scandale de corruption, ont demandé tour à tour vendredi 2 octobre à son président, « Sepp » Blatter, de quitter immédiatement son poste » (« Les sponsors de la FIFA demandent à Blatter de quitter « immédiatement » son poste », Le Monde, 3 octobre 2015).

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