L’acquisition début septembre par l’État japonais de trois îles de l’archipel des Senkaku (selon le nom japonais) ou Diaoyu (selon le nom chinois) a provoqué de violentes manifestations en Chine. Elles ont conduit des firmes japonaises telles que Panasonic et Canon à fermer des usines sur le territoire chinois et suscité plus généralement un sentiment d’insécurité chez les ressortissants japonais. Au-delà des considérations historiques et stratégiques, l’une des explications apportées aux réactions chinoises repose sur le concept de légitimité. Le recours à la légitimité soulève toutefois des questions sur la nature de ce concept et sur son utilité, à l’instar de cette interrogation due au sociologue Morris Zelditch : « Avons-nous besoin du concept de légitimité ? »

 

1.

L’histoire du conflit de souveraineté entre la Chine et le Japon à propos de l’archipel des Senkaku ou Diaoyu (cf. l’article de Wikipedia « Senkaku Islands dispute ») a connu un nouveau chapitre depuis avril 2012. Le gouverneur nationaliste de Tokyo avait alors lancé une collecte de fonds sur Internet pour acheter les îles à leurs propriétaires privés. Le gouvernement japonais est intervenu début septembre en présentant une offre de 26,2 millions de dollars, dont l’objectif était apparemment d’éviter que l’archipel ne soit contrôlé par le gouverneur de Tokyo et, surtout, d’apaiser les tensions. Mais l’opération a provoqué une crise politique entre la Chine et le Japon qui a eu un impact direct sur des intérêts économiques japonais en Chine. (Pour un résumé des faits en français et une analyse, voir l’article du Monde du 21 septembre : « Chine et Japon, rivaux stratégiques mais partenaires économiques obligés », ainsi que l’émission de France Culture « Cultures Monde » diffusée également le 21 septembre.)

On trouve dans un blog du New York Times un intéressant article, « The meaning of the China-Japan island dispute », sur la dimension nationaliste du conflit, vue du côté chinois. L’auteur, Didi Kirsten Tatlow, établit un lien entre ce nationalisme et la légitimité des autorités politiques chinoises. Car, écrit-il, « en Chine, être nationaliste est « politiquement correct » [selon un éditorialiste chinois, Deng Yuwen]. Le gouvernement s’est longtemps appuyé sur un nationalisme musclé afin d’asseoir sa légitimité. Cela fait du sentiment anti-étranger en Chine une grande force qui pourrait en théorie se tourner vers n’importe lequel de ses voisins ». Plus loin, à propos des manifestations qui ont eu lieu en Chine contre la nationalisation par le Japon des trois îles qui constituent l’objet de la discorde, il est précisé que « les protestations étaient très organisées mais exprimaient aussi des menaces de façon crue, non seulement envers les Japonais mais envers les étrangers en général ». Citant les propos de Deng Yuwen, l’article du New York Times propose ensuite une analyse du conflit en termes de légitimité : « Pendant longtemps, la légitimité du gouvernement chinois a reposé sur deux piliers : la croissance très rapide de l’économie ; le patriotisme et le nationalisme ». Mais le pilier économique est devenu plus fragile en raison de l’érosion de la croissance. Il en résulte que, pour rester légitime, « le gouvernement chinois pourrait devenir de plus en plus dépendant du patriotisme et du nationalisme ».

Plus que les sentiments patriotiques et nationalistes, c’est le concept de légitimité qui, selon cette analyse, apparaît comme la variable explicative du conflit entre la Chine et le Japon. Toutefois ces « sentiments », qui renvoient à des stéréotypes, peuvent, à côté de croyances réfléchies sur le degré d’acceptation d’un ordre social, servir à asseoir la légitimité d’un gouvernement – en l’occurrence le gouvernement chinois. Car la légitimité a pour fonction, selon une conception classique, d’assurer la stabilité politique d’une société. Si le gouvernement est perçu comme légitime, les citoyens acceptent l’ordre social et consentent à coopérer au sein de la société, même si celle-ci présente par ailleurs des traits inégalitaires ou injustes. Comme le souligne le psychologue Tom Tyler : « La légitimité est une valeur sociale clé. Si les autorités sont vues comme légitimes, cela facilite la régulation sociale. Si elles ne sont pas vues comme légitimes, la régulation sociale est plus difficile et plus coûteuse à assurer. » (1)

Morris Zelditch souligne que cette fonction de la légitimité (expliquer la stabilité d’un régime politique) n’est qu’une des applications du concept. Celui-ci a en effet été appliqué à de nombreux objets – à « des actes, des personnes, des rôles, des règles, donc à la structure des relations interpersonnelles et des groupes, et aux groupes eux-mêmes (ce qui est particulièrement important s’agissant de la légitimation des nations émergentes) ». Pour Zelditch, en définitive, la légitimité présente un caractère diffus.

Ces commentaires inspirent deux réflexions : la première a trait au caractère trivialement opérationnel, voire circulaire, du concept de légitimité, la seconde à ce qui le distingue d’autres concepts, spécialement du concept de norme.

2.

L’usage du concept de légitimité dans l’explication de la réaction chinoise dans l’affaire de l’archipel des Senkaku ou Diaoyu évoque – de façon allusive – une application triviale du point de vue opérationnaliste qui fut proposé dans les années 1920 et 1930 par Percy W. Bridgman à propos de la définition des concepts en physique. Bridgman défendait l’idée pragmatique selon laquelle « si nous voulons faire un certain usage de nos concepts, ceux-ci devraient être construits d’une certaine manière » (2). Ces concepts entrent dans des descriptions d’expériences (Bridgman pensait aux expériences de physique) et doivent être dénués d’ambiguïté. Par conséquent, selon lui, il est essentiel qu’ils soient construits sur les opérations concrètes (mesures, expériences scientifiques) dans lesquelles ils sont invoqués. Pour Robert Bruce Lindsay, un autre physicien, l’opérationnalisme signifie « qu’un concept n’a aucun sens s’il ne représente pas une opération susceptible d’être réalisée en laboratoire. Ainsi, la formule « pression d’un gaz » n’a pas de sens, à moins qu’une opération décrive comment est mesurée la pression » (3). Bridgman disait aussi à propos du concept de longueur : « Nous connaissons avec évidence ce que nous entendons par longueur si nous pouvons dire ce qu’est la longueur d’un objet ; il ne faut rien de plus au physicien. Pour trouver la longueur d’un objet, nous devons faire certaines opérations physiques. Le concept de longueur est alors établi quand les opérations qui mesurent la longueur sont fixées : c’est-à-dire que le concept de longueur n’est ni plus ni moins que l’ensemble des opérations qui mesurent la longueur. En général un concept ne veut rien dire de plus qu’un ensemble d’opérations ; le concept est synonyme de l’ensemble de ses opérations correspondantes. » (4)

Dans L’homme unidimensionnel, Herbert Marcuse soulignait que Bridgman avait « vu toutes les implications qu’entraîne cette forme de pensée pour la société dans son ensemble : « Adopter un point de vue opérationnel va beaucoup plus loin qu’une simple restriction du mot « concept », cela signifie une transformation radicale de toutes nos habitudes de pensée : nous ne pourrons plus utiliser désormais comme instruments de pensée des concepts dont nous ne pouvons pas rendre compte en termes d’opérations. » » (5)

Comment le point de vue opérationnaliste peut-il ici éclairer l’utilisation faite dans le blog du New York Times du concept de légitimité ? Parce qu’il suggère l’interprétation selon laquelle ce concept est, d’une part, construit et présenté comme un concept opérationnel décrivant et expliquant des faits, et, d’autre part, justifié par les mêmes faits. Dans le cas en question, et selon cette interprétation, la légitimité a été construite à partir de l’« expérience » (l’équivalent des « opérations ») des protestations chinoises à l’encontre du Japon, et justifiée par cette expérience. En s’inspirant du point de vue opérationnaliste, cette interprétation revient à dire que le concept est utilisé de façon circulaire dans un contexte et dans un système discursif clos.

3.

On trouve, dans des travaux sur la psychologie de la légitimité, des considérations qui pourraient être du même ordre. On les trouve en particulier dans les réponses que propose Morris Zelditch à la question : « Avons-nous besoin du concept de légitimité ? » (6).

Après avoir défini le concept en référence à des normes – « une chose est légitime si elle est en accord avec les normes, valeurs, croyances, pratiques et procédures qui sont acceptées au sein d’un groupe »,– il se demande si le concept n’est pas redondant avec celui de « norme ». Car affirmer que « S est légitime » (où S est par exemple une institution, une organisation ou un type d’acte) peut être compris comme « S a un caractère obligatoire ou légal » – l’adjectif « légitime » se définit comme ce « qui est juridiquement fondé, consacré par la loi ou reconnu conforme au droit », ou conforme au bon sens ou à la raison (7).

Zelditch résume alors la conception de Peter Berger et Thomas Luckmann sur la construction sociale de la réalité, qui passe par des processus d’extériorisation, d’objectivation et d’institutionnalisation (8). Il précise que « Berger et Luckmann s’intéressent à la manière dont les interactions externalisent, donc « objectivent », les croyances (ils s’intéressent à la transformation, par exemple, de « Je pense que X » en « X est le cas ») qui, selon eux, « construisent » la « réalité ». » Et ils ajoutent : « Une fois externalisées, les croyances, puisqu’elles sont la « réalité » et en conséquence appartiennent à la nature des choses, sont en mesure de justifier l’action par le fait qu’elle s’accorde avec elles (…). Les croyances catégorielles – des croyances relatives aux identités, aux types de personnes et à leurs attributs – sont, chez Berger et Luckmann, un genre de croyances particulièrement important. Elles légitiment les actions qui sont en accord avec les catégories des acteurs. »

L’article du blog du New York Times semble se référer à de telles « croyances catégorielles » – celles relevant du patriotisme et du nationalisme. Il suggère d’abord, dans l’esprit du point de vue constructiviste de Berger et Luckmann, que ces croyances sont construites, entretenues et institutionnalisées avec le concours du gouvernement chinois. Puis il affirme qu’elles confèrent aux protestations contre la décision du gouvernement japonais leur légitimité. Mais sauf à chercher à donner une simple illustration du point de vue constructiviste (ce qui reste à vérifier), l’argument de la légitimité ne nous apprend pas grand-chose, comme s’il ne pouvait aller plus loin que le constat d’une circularité par laquelle les « croyances catégorielles » se justifient elles-mêmes…

Alain Anquetil

(1) T.R. Tyler, «A psychological perspective on the legitimacy of institutions and authorities », in J.T. Jost et B. Major (éd.), The psychology of legitimacy. Emerging perspectives on ideology, justice, and intergroup relations (p. 416-436), Cambridge University Press, 2001.

(2) P.W. Bridgman, « Operational analysis », Philosophy of Science, 5(2), p. 114-131.

(3) R.B. Lindsay, « A critique of operationalism in physics », Philosophy of Science, 4(4),1937, p. 456-470.

(4) P.W. Bridgman, The logic of modern physics, The Macmillan Company, 1927, 1960.

(5) H. Marcuse, One-dimensional man. Studies in the ideologies of advanced industrial society, Boston, Beacon Press, 1964, tr. fr. M. Wittig, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de Minuit, 1968.

(6) M. Zelditch, «Theories of legitimacy », in J.T. Jost et B. Major (éd.), The psychology of legitimacy. Emerging perspectives on ideology, justice, and intergroup relations (p. 33-53), Cambridge University Press, 2001.

(7) D’après Le Robert.

(8) P.L. Berger et T. Luckmann, The social construction of reality: A treatise in the sociology of knowledge, Garden City, NY, Anchor Books, 1966, tr. fr. La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, réédition chez Armand Colin, coll. « Références », 1997.

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