Suite de l’article sur les valeurs publié le 10 juillet dernier. Il se concluait sur trois types de valeurs (économiques, écologiques, relatives au pouvoir) qui constitueraient, selon le professeur américain William Frederick, toutes les valeurs de la vie des affaires. Avant de donner la définition que Frederick propose de ces trois ensembles de valeurs et de préciser leurs conflits potentiels (je le ferai dans le prochain billet), il est utile de signaler quelques-unes des observations qu’il propose au début de son ouvrage sur les origines des valeurs, leur formation et leur fonction en général. Ces observations ont trait d’une part aux raisons pour lesquelles elles ont longtemps été considérées comme peu pertinentes pour expliquer des comportements dans la sphère économique, d’autre part à leur origine évolutionniste.

Frederick informe d’abord le lecteur que les valeurs ne sont entrées que depuis peu dans les explications des comportements économiques. Il y a deux causes à cela : la croyance longtemps entretenue qu’elles sont subjectives, propres à la sphère privée, et l’idée qu’elles sont inséparables des coutumes, traditions et conventions sociales, exprimant par là la diversité des sociétés humaines. Ainsi, conclut Frederick, « essayer de donner un sens aux opérations économiques à partir d’une notion aussi insaisissable, vague et fugace semblait une perspective peu alléchante ».

On peut aisément objecter ici qu’au sein des sociétés modernes, les croyances ne sont que partiellement partagées, qu’elles sont même parfois si dissonantes qu’il en résulte un manque de cohésion sociale. On peut aussi ajouter que les coutumes, traditions et conventions sociales, plutôt que d’être à l’origine des valeurs, donnent accès aux valeurs (2).

Pour Frederick, les valeurs ont été sélectionnées par l’évolution. Elles sont dérivées de l’expérience accumulée par les êtres humains qui a été transmise de génération en génération sous la forme de croyances sans cesse façonnées. Comme les autres créatures vivantes, les êtres humains cherchent à s’adapter à leur environnement pour survivre. Au commencement de leur évolution, la sélection naturelle a, selon Frederick, retenu les « traits et comportements favorisant leur survie, d’une manière non délibérative et non consciente » – il reprend ici la thèse du biologiste Richard Michod (3) selon laquelle la première valeur propre aux humains, la valeur en quelque sorte originelle, est la valeur sélective inclusive (inclusive fitness).

Frederick considère que les valeurs contemporaines sont les conséquences du même mécanisme devenu conscient et réfléchi. Ce mécanisme a pour nom expérience – à la fois l’expérience accumulée et cristallisée dans des croyances partagées et l’expérience que font aujourd’hui les êtres humains au sein de leur environnement social et naturel. L’expérience doit être comprise non seulement comme un processus d’acquisition de connaissances concrètes, mais aussi comme un processus de création de valeurs.

Frederick propose un exemple relatif aux valeurs économiques qui sont générées et façonnées par l’expérience des acteurs :

« Dans la vie des affaires, les gens font l’expérience de fonctions économiques – ils remplissent ces fonctions sur le terrain. Ils sont organisés pour cela grâce à un système familier et bien connu fondé sur le pouvoir, un système qui comprend des responsables puissants et des subordonnés complaisants. Les croyances, les types de relations, les méthodes et les critères d’évaluation qui gouvernent leur conduite – en d’autres termes, les valeurs relatives à leur travail – dérivent directement de la manière dont ils font l’expérience de leur activité au sein du système économique. »

Frederick résume ainsi le mécanisme qui conduit des expériences concrètes à être désignées et conceptualisées comme des valeurs, c’est-à-dire à être rehaussées au niveau des abstractions :

« La séquence générale grâce à laquelle les valeurs prennent une forme symbolique commence par une expérience importante pour la vie des êtres humains à laquelle un sens est assigné et qui devient une abstraction conceptuelle décrivant le phénomène objet de l’expérience comme une « valeur ». La séquence tripartite de la formation d’une valeur est donc la suivante : l’existence d’une expérience pertinente pour toute vie humaine, l’assignation d’un sens normatif et l’abstraction conceptuelle ou la dénomination par un nom de valeur. »

On pourrait ajouter à cette description en trois étapes la nécessité d’intercaler, entre assignation du sens et dénomination, en fait au niveau de l’abstraction, les règles métalinguistiques qui permettent de faire le lien entre le « sens normatif » et l’objet porteur de sens. À cet égard, l’anthropologue Gregory Bateson soulignait l’importance de ces règles et l’existence d’un intervalle temporel important entre l’actualisation du sens (plus précisément des « règles métalinguistiques » qui font le lien entre « le langage … et les objets qu’il désigne ») et leur dénomination : « La verbalisation de ces règles métalinguistiques n’arrive que beaucoup plus tard », écrivait-il, « et elle ne peut se produire qu’après l’évolution d’une méta-métalinguistique non verbalisée » (4). Mais ceci n’est qu’une remarque a propos des raffinements que mériterait la segmentation proposée par Frederick.

Il y a également, dans son argument, une circularité manifeste, puisque, selon lui, si « nous faisons l’expérience des valeurs », elles sont « partie intégrante de notre existence » dans la mesure où « elles nous aident à interpréter les expériences importantes que nous faisons dans le cours de notre existence et à leur donner du sens ». Mais cette circularité doit être comprise comme un ajustement incessant entre d’anciennes et de nouvelles significations données aux valeurs. Elle s’applique, bien sûr, aux trois types de valeurs fondamentales que je traiterai dans le prochain article.

Alain Anquetil

(1) W.C. Frederick, Values, nature, and culture in the American corporation, Ruffin Series in Business Ethics, Oxford University Press, 1995.

(2) Voir sur ce point Joseph Raz, Engaging reason. On the theory of value and action, Oxford University Press, 1999.

(3) R.E. Michod, « Biology and the origin of values », in R.E. Michod, L. Nadel et M. Hechter (éd.), The origin of values (Sociology and Economics), Aldine de Gruyter, 1993.

(4) G. Bateson, Steps to an ecology of mind, New York, Chandler Publishing Company, 1972, tr. fr. Ferial, Drosso, L. Lot et E. Simon, Vers une écologie de l’esprit, Tome 1, Paris, Editions du Seuil, 1977.

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