La tempérance semble être une vertu importante de la vie économique. L’éthique des affaires académique y a consacré des travaux où l’on retrouve aussi bien des références au philosophes grecs de l’Antiquité, notamment Aristote, qu’à des penseurs plus proches de nous, comme Adam Smith. Elle serait même, selon les auteurs d’un récent article paru dans le Journal of Business Ethics, la plus fondamentale de toutes les vertus. L’objectif de cet article, et de l’article suivant, est d’explorer la portée théorique et surtout pratique de cette affirmation.

 

1.

Tempérance, modération et juste milieu

Les mots tempérance et modération sont deux proches synonymes, à tel point que leurs définitions semblent parfois circulaires. Dans la définition qui suit, la tempérance inclut l’idée de modération, à la fois lorsqu’elle est considérée comme une vertu – elle est alors une « vertu morale qui règle, qui modère les passions et les désirs, particulièrement les désirs sensuels » – et comme une attitude ou un comportement – elle désigne alors la « sobriété, [l’]usage modéré du boire et du manger » (1). La définition de la modération se réfère aussi à la tempérance, puisqu’elle désigne cette « qualité d’une personne qui se modère en toutes choses, qui garde une sage mesure dans ses opinions, dans ses actes », sachant que « se modérer » signifie « diminuer, tempérer, rendre moins intense ou moins violent ; tenir ou ramener dans de justes limites » (2).

Compte-tenu de ce recouvrement de sens, nous utiliserons le mot « tempérance » pour désigner la maîtrise de soi dans le domaine des désirs et des plaisirs qui leur sont associés. Pour Aristote, elle résulte de la disposition psychologique à se tenir éloigné non seulement de tout excès (3), mais aussi de tout défaut. Car la vertu morale vise le moyen – au sens de la moyenne ou, mieux encore, du juste milieu – entre le défaut et l’excès (4). Comme le décrit Pierre Aubenque :

« La définition de la vertu contient […] la référence à une norme objectivable : chaque vertu est un milieu entre deux vices, qui représentent l’un un excès, l’autre un défaut. Ainsi le courage est-il un milieu entre la lâcheté et la témérité ; la générosité un milieu entre la prodigalité et l’avarice, etc. » (5)

S’agissant de la tempérance, Aristote remarque qu’en matière de plaisirs, les êtres humains tendent plutôt à s’orienter vers l’excès que vers le défaut : « les gens qui pèchent par défaut en ce qui regarde les plaisirs se rencontrent rarement », observe-t-il avec malice (6). Mais la tempérance ne vise pas seulement à éviter les excès dans la recherche des plaisirs : elle vise aussi le juste milieu entre deux extrêmes ou vices, à savoir l’insensibilité à quelque plaisir que ce soit (le défaut de tempérance) et l’excès dans la recherche du plaisir, c’est-à-dire le dérèglement ou, dans le domaine des plaisirs sensuels, la débauche (l’excès de tempérance) (7).

 

2.

Caractéristiques de l’exercice de la tempérance

Quelques observations complémentaires sont utiles pour comprendre le fonctionnement pratique de la vertu de tempérance.

a) La vertu n’est ni un état affectif comme la colère (car la vertu ne peut être ramenée à une émotion), ni une faculté comme celle qui conduit à éprouver de la colère (car la colère peut être au service du mal), mais une disposition, une manière d’être – il y a plusieurs manières d’éprouver de la colère, une bonne manière étant de l’éprouver « avec mesure », selon les termes d’Aristote (8).

La personne vertueuse possède trois caractéristiques psychologiques : la conscience (elle doit être consciente de ce qu’elle est en train de faire et savoir que c’est un acte bon), l’intention (elle doit agir en vue d’accomplir un acte vertueux, ce qui écarte tout calcul égoïste), et la force de caractère (elle doit vouloir réaliser son intention) :

« Il faut […] que l’agent lui-même soit dans une certaine disposition quand [il accomplit les actions faites selon la vertu] : en premier lieu, il doit savoir ce qu’il fait ; ensuite, choisir librement l’acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même ; et en troisième lieu, l’accomplir dans une disposition d’esprit ferme et inébranlable. » (9)

b) Chez Aristote, la vertu intellectuelle de prudence – qui est « jugement, discernement correct des possibles » (10) – gouverne la recherche du juste milieu. Elle représente en quelque sorte la raison (elle fait partie de le partie rationnelle de l’âme), et Ruwen Ogien remarque à cet égard que « la discussion de l’intempérance et de la tempérance serait sans objet si cet appétit était celui qui échappe entièrement à l’influence de la partie raisonnable [de l’âme] » (11).

Mentionnons un point qui relève de l’usage. Dans le langage ordinaire comme en philosophie, le sens du mot « prudence » peut s’avérer très proche des mots « modération » et « tempérance ». Celles-ci peuvent être invoquées pour modérer l’exercice d’une vertu morale à la place de la prudence. Montaigne suggère cette possibilité au commencement du chapitre des Essais qu’il consacre à la modération, spécialement dans la citation de Saint Paul :

 « On peut et trop aimer la vertu et se conduire d’une façon excessive dans une action juste. Dans ce sens va la parole divine : ‘Ne soyez pas plus sage qu’il ne faut, mais soyez sobrement sage’. » (12)

Et il ajoute :

« J’aime des natures tempérées et modérées. »

Ce rôle directif attribué à la modération semble se substituer chez Montaigne à celui de la prudence au sens aristotélicien, une perspective que nous ne retenons pas dans la suite de cet article (13).

c) Aristote souligne le fait que la vertu morale « est le produit de l’habitude » :

« Les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons : par exemple, c’est en construisant qu’on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi encore, c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux ». (14)

d) Une personne vertueuse ne fait pas qu’accomplir la bonne action pour la bonne raison : elle éprouve également les émotions appropriées. Selon les mots de Julia Annas, elle « n’accomplit pas des actions vertueuses de manière impassible et insouciante », car « les vertus impliquent toute une gamme de sentiments et d’expressions émotionnelles » (15). Par exemple, une personne généreuse ne peut pas être indifférente à celle et ceux qui bénéficient de ses actions :

« Une personne qui distribue de l’argent […] mais qui est indifférente aux personnes qui le reçoivent et à leurs réactions, n’est pas généreuse. »

Et les émotions de la personne vertueuse vont au-delà de celles que lui font ressentir ses propres actions. C’est pourquoi, dit Annas, « les personnes généreuses sont affligées par l’avarice » quand elles la perçoivent chez autrui.

e) L’exercice de la vertu s’accompagne de plaisir. C’est l’un de ses traits caractéristiques. Aristote l’affirme en considérant justement le cas de la modération :

« L’homme qui s’abstient des plaisirs du corps et qui se réjouit de cette abstention même, est un homme modéré, tandis que s’il s’en afflige, il est un homme intempérant ». (16)

Pour l’illustrer, Annas propose l’exemple d’une personne qui choisit de devenir végétarienne :

« Une personne qui décide de renoncer à la viande […] devra d’abord lutter contre la tentation [car elle] sera attirée par la nourriture à laquelle elle a renoncé ; mais à mesure qu’elle développera la disposition qui lui permettra de devenir végétarienne, elle cessera de la trouver tentante. Finalement, elle prendra plus de plaisir à ne pas manger la viande qu’elle rejette désormais qu’elle n’en prenait lorsqu’elle en mangeait ; la personne végétarienne trouvera alors qu’il est plus agréable d’être végétarienne que d’être un amateur de viande. » (17)

 

3.

Un exemple de discussion de la tempérance dans l’éthique des affaires

Dans leur article visant à analyser la tempérance comme compétence morale, Pablo Sanz et Joan Fontrodona affirment que cette vertu est la plus fondamentale de toutes les vertus (18). Dans la première partie, ils présentent essentiellement les conceptions de Platon, Aristote et Thomas d’Aquin, avant de rapprocher l’éthique de la vertu de deux domaines où les vertus sont invoquées : la psychologie positive et de la gestion par les compétences. Les rapprochements qu’ils opèrent entre ces trois domaines « complémentaires », selon leur terme, les conduisent à formuler une conception « intégrative » de la tempérance.

Ils empruntent à l’éthique de la vertu, une importante théorie normative de la philosophie morale et de l’éthique des affaires, la recherche du juste milieu et le rôle de la raison, qui nous avons évoqués dans les sections précédentes.

De la psychologie positive, qui vise à étudier le caractère humain en vue de « formuler une conception de la vie bonne et d’identifier les actions menant au bien-être individuel et collectif, il retiennent l’idée que la vertu de tempérance se manifeste à travers quatre « forces de caractère », qui sont les « ingrédients psychologiques » des vertus – pour la tempérance, il s’agit du pardon, de la modestie, de la prudence et de la maîtrise de soi – et qu’il est possible de mesurer quantitativement.

De la gestion par les compétences, ils tirent l’idée de performance, car, selon eux, considérer une vertu comme une compétence morale permet de mettre l’accent sur les performances propres à la coopération dans un environnement professionnel.

Leur définition de la tempérance intègre ces trois perspectives :

« La capacité à pratiquer la modération et à rechercher un équilibre dans les appétits et les plaisirs les plus agréables qui ont un impact direct sur la performance professionnelle, en vue d’une fin morale. »

Aussitôt après, ils proposent une liste (non exhaustive) de comportements ou de domaines, caractéristiques des environnements professionnels, dans lesquels la vertu de tempérance peut être exercée. Il s’agit de la consommation de substances agréables (aliments, alcool, tabac, drogues) ; des relations affectives entre les membres des organisations (en particulier les relations amoureuses) ; de l’utilisation des ressources financières et des ressources naturelles ; de la gestion du temps et des loisirs ; de la gestion des connaissances et de l’information.

Ce sont des domaines où les excès sont faciles à imaginer, en particulier dans les deux premiers cas. Dans leur analyse, Sanz et Fontrodona ne se préoccupent pas seulement des excès : ils signalent aussi les défauts qui peuvent marquer le désir des biens en question. C’est par exemple le cas de l’utilisation des ressources financières et des ressources naturelles. La conduite tempérante, qui correspond au juste milieu, est définie en fonction d’un bien moral relatif à l’entreprise :

« Les professionnels ayant une disposition modérée et tempérée à l’égard de ces ressources les utiliseront comme un moyen d’atteindre les objectifs de l’entreprise de la manière la plus efficace possible. »

La motivation que doit éprouver toute personne tempérante est décrite dans ce passage :

« La tempérance est présente chez des professionnels qui, confrontés à de bonnes opportunités de promotion ou d’augmentation de leurs revenus, donnent la priorité à leurs convictions personnelles et à la prospérité de leur entreprise. »

En matière de gestion de l’information, les auteurs mentionnent le danger des deux extrêmes avant d’indiquer les critères du juste milieu visé par la vertu de tempérance, qui est ici conçue en un sens épistémique (19) :

« La tempérance dans la collecte de toutes les informations nécessaires aide le décideur à prendre des décisions prudentes en évitant deux extrêmes : soit une déficience dans la compilation des informations, qui peut entraîner des conclusions prématurées ou des décisions précipitées, soit un besoin excessif d’informations, qui peut conduire à l’indécision […]. Une personne tempérante sur le plan épistémique trouvera le bon équilibre et sera motivée pour continuer à chercher des informations lorsque c’est nécessaire, et elle sera motivée pour stopper la recherche lorsqu’elle n’a plus de sens. »

On trouve à nouveau, dans ce propos, l’identification d’un bien (la bonne utilisation de l’information nécessaire à la réalisation d’un but), une référence au juste milieu et la mention de la motivation qui est propre à la personne vertueuse.

 

4.

Conclusion provisoire

Cependant, ces deux exemples, comme d’ailleurs les trois autres, soulèvent au moins deux questions.

En premier lieu, il semble, compte-tenu des descriptions proposées par Sanz et Fontrodona, que le cadre aristotélicien soit suffisant pour décrire la mise en œuvre de la tempérance. Autrement dit, l’effet pratique des rapprochements opérés, dans leur article, entre l’éthique de la vertu, la psychologie positive et la gestion par les compétences n’apparaît pas clairement. Et l’idée même de « compétence morale », qui constitue l’un des ingrédients essentiels de leur recherche, perd de sa pertinence : il ajoute peu de chose, sinon rien, à la vertu de tempérance

En second lieu, le rapport entre les dimensions individuelles et collectives de la vertu de tempérance, qui est mis en scène dans les exemples, aurait pu (et dû) être mieux souligné. Certes, Sanz et Fontrodona mentionnent le « principe général de modération » qui peut concerner toutes les vertus – et qui se confond peut-être alors avec la recherche du juste milieu –, et il apparaît à la lecture que leur propos implicite est de montrer comment une vertu personnelle comme la tempérance peut, lorsqu’elle est exercée, rayonner au sein d’une organisation. Mais le rapport entre l’orientation personnelle de la tempérance et son orientation collective ou sociale, qui soulève une question en soi, n’a pas été traité spécifiquement. Nous y reviendrons dans le prochain article.

Alain Anquetil


(1) Dictionnaire de l’académie française, 9ème édition. Je mets les italiques.

(2) Ibid.

(3) Comme l’indique par exemple la définition du CNRTL : « Qualité, comportement d’une personne qui se tient éloignée de tout excès ».

Nous ignorons, dans ce qui suit, la distinction d’Aristote entre la sophrosunê (la modération dans les désirs) et l’enkratéia (la maîtrise de soi), qu’emploie Aristote dans son Ethique à Nicomaque. Jean Tricot note à cet égard que « le sophron est celui qui est ‘installé’ sans effort dans le bien, et qui ne ressent plus de désirs excessifs ou dépravés’ et qu’« on ne saurait le confondre avec l’enkratès, dont la vie est une lutte perpétuelle contre ses désirs » (Dans Aristote, Ethique à Nicomaque, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990).

(4) « La vertu est donc une sorte de médiété [issu du grec mésotês : juste milieu], en ce sens qu’elle vise le moyen » (Ethique à Nicomaqueop. cit.).

(5) P. Aubenque, « Aristote », in Encyclopædia Universalis, 5ème édition, Volume 2, 1972.

(6) Ethique à Nicomaqueop. cit.

(7) En citant ici les extrêmes de la sophrosunê (cf. note 3 supra), je commets volontairement une simplification qui ne correspond pas aux « extrêmes » proposés par Aristote, mais qui semble conforme à l’intuition. La question est difficile, comme le montre cette observation de Ruwen Ogien : « L’expression ‘maîtrise de soi’ [la tempérance que nous considérons dans notre article] peut servir à traduire le dérèglement des sens (acolasia), l’intempérance ou l’incontinence active face aux plaisirs charnels (acrasia), le laisser-aller passif face aux plaisirs charnels (malakia), et aussi l’incapacité de mettre en œuvre une décision (asteneia) ou l’impétuosité, c’est-à-dire le fait de se jeter dans l’action sans avoir pris la peine de délibérer (propeteia) » (La faiblesse de la volonté, Paris, PUF, 1993).

(8) Ethique à Nicomaqueop. cit.

(9) Ibid.

(10) P. Aubenque, op. cit.

(11) La faiblesse de la volontéop. cit.

(12) Montaigne, Les Essais, traduction intégrale en français moderne par André Lanly, Gallimard, collection Quarto, 2009. La citation de Saint Paul se trouve dans l’Epître aux Romains, 13.3.

(13) Voir sur ce point S. Marcotte, « La Vertu de prudence entre Moyen Âge et âge classique », Perspectives médiévales, 35, 2014, p. 1-7, et T. Gontier, « Prudence et sagesse chez Montaigne », Archives de Philosophie, 75(1), 2012, p. 113-130.

(14) Ethique à Nicomaqueop. cit. D’autres traductions proposent « tempérant » à la place de « modéré ».

(15) J. Annas, Intelligent virtue, Oxford University Press, 2011.

(16) Ethique à Nicomaqueop. cit.

(17) Intelligent virtue, op. cit.

(18) P. Sanz & J. Fontrodona, « Moderation as a moral competence: Integrating perspectives for a better understanding of temperance in the workplace », Journal of Business Ethics, 155, 2019, p. 981-994.

(19) Les vertus épistémiques « portent sur notre activité de compréhension des personnes et des choses qui nous entourent » (R. Pouivet, « Vertus épistémiques, émotions cognitives et éducation », Éducation et didactique, 2-3, 2008, p. 123-139).

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