Le vendredi 22 janvier 2021, le tribunal correctionnel de Genève a rendu sa décision dans le cadre d’une affaire de corruption internationale qui concernait l’octroi de droits miniers dans un pays africain. Le journal Le Temps a rendu compte du procès, qui s’était ouvert le 11 janvier. Reprenant des propos de l’accusation, l’un de ses articles titrait : « C’est un cas d’école en matière de corruption ». La référence à un cas d’école peut paraître triviale – on pense sans doute à un cas typique ou exemplaire. Elle est, au contraire, remarquable et féconde.
1. La description du Temps
Nul besoin, pour notre propos, d’entrer dans les détails du cas. Nous ne nous intéressons ni à son contenu ni à ses protagonistes, seulement aux descriptions formelles et au lexique qui figurent dans cinq articles que Le Temps a publiés entre le 11 et le 22 janvier 2021 (1). À l’appui de la qualification de « cas d’école » appliquée à la corruption, on y trouve des jugements généraux sur ce « dossier qualifié ‘d’exceptionnel’ », qui a mené à une « véritable plongée dans les mécanismes de la corruption internationale » : « gisements tant convoités », « appétits miniers et pétroliers », « juteux contrats », « pacte de corruption », « processus corruptif », « déployer son influence », « structure opaque », « success fees », « cheminements tortueux », « contrats très confidentiels », « société offshore », « contexte tentaculaire », « l’un des pays les plus pauvres de la planète ». On trouve également des acteurs, qui reçoivent parfois plusieurs descriptions : chef d’Etat, épouse, maîtresse, patron, big boss, chef, conseiller, diplomate, repenti (« témoin de la Couronne »), employé fidèle, administrateur, baratineur (« roi du bobard »), baroudeur… Mais le principal argument en faveur de la qualification de « cas d’école » est d’ordre conceptuel :
« Aux yeux de l’accusation, point de doute : cet immense dossier contient toutes les preuves nécessaires pour retenir la corruption. ‘C’est un cas d’école’. ‘On ne trouvera jamais plus que cela’. »
L’affirmation relative à « toutes les preuves nécessaires » et, surtout, la phrase « on ne trouvera jamais plus que cela », expliquent la raison pour laquelle l’expression « cas d’école » a été employée. La dernière phrase signifie que le cas d’école en question comprend toutes les caractéristiques de la mise en œuvre pratique de la corruption. Autrement dit, un expert à qui l’on demanderait si des caractéristiques devraient être ajoutées ou retranchées au cas d’école décrit par Le Temps devrait répondre par la négative.
2. Définitions
Mais Le Temps ne définit pas la notion de cas d’école – ce n’était pas son propos. Voici cinq définitions :
a) « une situation théorique étudiée de manière plus ou moins académique » (2) ;
b) « un exemple type qui fait référence » (3) ;
c) « un cas ou un exemple classique et parfait » (4) ;
d) « Si vous dites que quelque chose est un cas d’école, vous soulignez qu’il fournit un exemple clair d’un type de situation ou d’événement » (5) ;
e) « [Dans la casuistique], les cas nouveaux sont analysés par analogie avec des cas antérieurs (dont on garde la mémoire dans des corpus de ‘cas classiques’) ou par analogie avec des cas paradigmatiques (des cas d’école qui peuvent être inventés pour les besoins de la pédagogie) » (6).
La façon dont Le Temps décrit le cas d’école supposé en matière de corruption s’accorde avec la définition c) : la « perfection » (« un exemple parfait ») renvoie à l’idée de complétude, au fait que le cas comprend l’ensemble des caractéristiques propres à un concept ou un modèle théorique. La définition a) rapproche la théorie de la pratique, du particulier : le cas d’école est une illustration pratique (une exemplification) de la théorie. La définition e), plus développée, est proche de cette dernière, mais le cas d’école a ici la valeur d’un paradigme, d’un « exemple type présentant toutes les variations du type » (7). Les définitions b) et d) en sont des reformulations. On notera la référence à la « clarté » soulignée par la définition d). L’un des traits du cas d’école est qu’il est, relativement au sujet en question, facile à décrire et aisément compréhensible – la définition e) fait d’ailleurs référence à ses vertus pédagogiques. Le texte qui suit illustre ces propriétés de clarté et d’intelligibilité. Nous le présentons sans rappeler le problème discuté par l’auteur, le philosophe Vincent Descombes, car, précisément, la référence à un cas d’école suffit à donner du sens au propos :
« Pour rendre compte de ce fait incontestable, il convient donc d’appliquer ici les distinctions classiques appliquées au vieux cas d’école discuté depuis les Grecs : le bateau de Thésée qu’on ne cesse de réparer, de sorte qu’il ne reste finalement plus une seule planche de la construction initiale, est-il ou non la même chose au début et à la fin ? Solution : on écarte la formule ‘la même chose’, qui est équivoque, et on répond que c’est le même bateau (défini comme construction ou structure), mais que ce n’est pas la même collection de planches. » (8)
On notera l’utilisation de l’adjectif « vieux » (« vieux cas d’école »), qui suggère que le cas est invoqué, à la manière d’une convention, pour discuter d’une question théorique.
3. La complétude du cas d’école
La complétude du cas d’école ne vient pas seulement de ce qu’il possède l’ensemble des caractéristiques d’un concept ou d’un modèle théorique : elle vaut aussi pour la perception. Si un cas possède ce statut, c’est parce qu’il saute aux yeux, qu’il s’impose comme une évidence. Et lorsqu’on invente un cas d’école, selon les termes de la définition e), on fait en sorte que ce qu’il représente soit incontestable. En voici un exemple qui, à l’image du cas décrit par Le Temps, porte sur la corruption :
« Prenons un cas d’école, celui des travaux publics. L’entrepreneur se met d’accord avec un maire pour organiser un appel d’offre fictif concernant la construction d’une salle des fêtes. La veille de l’adjudication, on colle quelques affiches pour respecter les règles formelles de publication (évidemment aucun concurrent n’a le temps de répondre). Le jour dit, l’entreprise et quelques sociétés amies (car il faut plusieurs offres) remettent leur proposition et le marché leur est attribué. Il suffit ensuite de reverser un pécule, sous forme d’un contrat avec une société d’étude proche du maire ou de son parti. » (9)
Cette description possède une évidence perceptive. Elle véhicule une certitude logique de ce genre : « si je rencontre une situation possédant ces caractéristiques, alors je pourrai la qualifier de situation de corruption ». L’expression « certitude logique » est peut-être trop forte. Albert Jonsen et Stephen Toulmin préfèrent parler, à propos de l’utilisation de cas paradigmatiques dans un raisonnement moral, de « présomptions initiales ayant une valeur probante » (10). La valeur probante (conclusive weight) n’est pas la certitude logique. Mais cette seule distinction confirme l’observation que nous avons faite au début de cet article : la référence à un cas d’école, proposée par Le Temps à propos d’un cas de corruption, est remarquable et féconde.
Alain Anquetil
Références
(1) Il s’agit des articles suivants : « A Genève, le procès des affaires guinéennes de Beny Steinmetz s’annonce houleux », 11 janvier 2021 ; « La défense de Beny Steinmetz échoue à faire imploser le procès de Genève », 11 janvier 2021 ; « Beny Steinmetz, l’insaisissable magnat des mines », 12 janvier 2021 ; « L’affaire Steinmetz, ‘c’est un cas d’école en matière de corruption’ », 14 janvier 2021 ; et « Le jugement qui condamne Beny Steinmetz et ses acolytes », 22 janvier 2021.
(2) A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010.
(3) Source : Dictionnaire Larousse.
(4) Source : Dictionnaire Merriam-Webster.
(5) Source : Dictionnaire Collins.
(6) F. Zimmermann, « La casuistique dans la bioéthique américaine », in J.-C. Passeron & J. Revel (dir.), Penser par cas, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005.
(7) Source : CNRTL. (8) V. Descombes, « Les individus collectifs », Revue du MAUSS, 18(2), 2001, p. 305-337.
Autre exemple frappant :
« Le cas d’école vient d’Occam : si je peins le mur de ma maison de blanc, faut-il dire qu’il acquiert une nouvelle propriété, celle qui consiste à ressembler à tous les murs blancs existants et, inversement, que j’ai changé par là même tous les murs blancs existants, puisqu’ils sont à présent ressemblants à celui de ma maison ? » (F. Callegaro, « Qu’y a-t-il de relationnel dans le social ? Vincent Descombes et les leçons du don », Revue du MAUSS, 47(1), 2016, p. 129-164.)
(9) P. Cabin, « Les rouages de la corruption », Sciences Humaines, 109, octobre 2000.
(10) A. R. Jonsen & S. Toulmin, The abuse of casuistry: A history of moral reasoning, Berkeley, University of California Press, 1988.