À propos de l’épidémie du coronavirus Covid-19, le concept d’« impossible » est apparu le 11 mars, dans un article de The Atlantic, intitulé « The extraordinary decisions facing Italian doctors » (« Les décisions extraordinaires auxquelles sont confrontés les médecins italiens »). Son auteur, Yascha Mounk avoue une forme de désarroi devant ce qu’il appelle des « choix impossibles », ceux consistant à choisir les patients, atteints par le virus, qu’il convient de soigner en priorité. « Impossible » est ici synonyme d’« extraordinaire », comme le mentionne le titre, ou de « tragique », comme le sont les choix typiques des situations de dilemme moral, dans lesquelles, par définition, une obligation morale sera nécessairement violée (1). Cependant, Yascha Mounk utilise le terme « impossible » en une autre sens, dans cette phrase qui a la valeur d’un avertissement adressé aux autorités américaines :

« Mais si l’Italie se trouve dans une position impossible, l’obligation qui incombe aux États-Unis est très claire : arrêter la crise avant que l’impossible ne devienne nécessaire. »

Le passage de l’impossible au nécessaire renvoie aux relations que ces deux modalités entretiennent dans la logique aléthique (du Grec alētheia, la vérité). La possibilité est le correspondant logique, ou le dual, du nécessaire. Les axiomes suivants sont ainsi équivalents (« p » désigne une proposition, une assertion vraie ou fausse) :

il est possible que p si et seulement s’il n’est pas nécessaire que non-p ;

il est nécessaire que p si et seulement s’il n’est pas possible que non-p.

La phrase de Yascha Mounk : « arrêter la crise avant que l’impossible ne devienne nécessaire », rappelle la connexion logique entre les deux modalités :

il est impossible qu’un médecin soigne telle catégorie de patient si et seulement s’il est nécessaire de ne pas soigner telle catégorie de patient.

L’impossible désigne, en logique, ce qui est nécessairement faux ; dans le langage ordinaire, « ce qui ne peut être, se produire ou être réalisé ; dont l’existence pour la réalisation est exclue » (2). Ce sens ordinaire, on le trouve dans les travaux de Jean-Pierre Dupuy, qui s’est intéressé, selon ses termes, à la « transformation soudaine d’une impossibilité en une possibilité » (3). Discutant des attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, il décrivait de la façon suivante le problème soulevé par cette transformation :

« La pire horreur devient désormais possible, a-t-on dit ici et là. Si elle devient possible, c’est qu’elle ne l’était pas. Et pourtant, objecte le bon sens, si elle s’est produite, c’est bien qu’elle était possible. »

Cette situation évoque la distinction fondamentale que fait Aristote, dans la Métaphysique et le Traité de l’âme, entre exister en puissance et exister en acte. Cela signifie, pour reprendre la citation ci-dessus, que si « elle était possible », c’est qu’elle existait en puissance, en particulier dans l’esprit des gens.

Jean-Pierre Dupuy affirme que « la catastrophe, comme événement surgissant du néant, ne devient possible qu’en se ‘possibilisant’ ». Cette possibilisation, et la contradiction sous-jacente selon laquelle un événement apparaît « tout à la fois comme probable et comme impossible » (4), est résolue ainsi par Henri Bergson, à travers la description qu’il propose de l’acte créateur de l’artiste :

« L’artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre » (5).

Le possible est créé ou révélé en même temps qu’il est actualisé. Ce qui existait en puissance est révélé par son entrée dans le réel.

Mais la possibilisation a également un effet sur notre manière de prévoir et de prévenir les catastrophes. Car, selon Jean-Pierre Dupuy,

« s’il faut prévenir la catastrophe, on a besoin de croire en sa possibilité avant qu’elle ne se produise. Si, inversement, on réussit à la prévenir, sa non-réalisation la maintient dans le domaine de l’impossible, et les efforts de prévention en apparaissent rétrospectivement inutiles. »

Jean-Pierre Dupuy répond à ce problème dans son ouvrage Pour un catastrophisme éclairé (6). Mais ses propos sur la possibilisation invitent déjà à la réflexion.

Alain Anquetil

NB : le lundi 16 mars 2020, le Président de la République française a déclaré, à la fin de son allocution : « Beaucoup de choses que nous pensions impossibles adviennent. »

(1) « Un dilemme moral est une situation dans laquelle un agent S devrait moralement faire A et devrait moralement faire B, mais ne peut pas faire les deux, soit parce que faire B exclut justement de ne pas faire A, soit parce qu’une caractéristique quelconque du monde l’empêche de faire les deux » (C. C. Gowans, « The debate on moral dilemmas », in Moral dilemmas, C. C. Gowans (dir.), Oxford University Press, 1987.

(2) Source : CNRTL.

(3) J.-P. Dupuy, « The precautionary principle and enlightened doomsaying », Revue de métaphysique et de morale, 76(4), 2012, p. 577-592. La traduction des extraits issus de l’article de Jean-Pierre Dupuy provient pour l’essentiel de J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil Points Essais, 2004.

(4) Extrait issu de Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, Paris, PUF, 1992, et cité par Jean-Pierre Dupuy.

(5) H. Bergson, « Le possible et le réel », in La Pensée et le Mouvant. Essais et conférences, Paris, Félix Alcan, 1934.

(6) Op. cit.

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