On compte de nombreux témoignages de gratitude à l’égard des lanceurs d’alerte. En France, ces témoignages concernent, entre autres, Irène Frachon, Nicolas Forissier – qui pourrait recevoir (demande en a été faite à plusieurs reprises) la médaille de l’Ordre National du Mérite – et Antoine Deltour (1). Leur sens de la vérité, leur souci de l’intérêt général et leur courage ont été souvent soulignés.

Le courage, en particulier semble être un élément essentiel de la gratitude. « J’aimerais vous exprimer ma gratitude pour le courage dont vous avez fait preuve », disait ainsi le député européen Fabio de Masi à Antoine Deltour (2).

Mais supposons qu’un lanceur d’alerte n’ait pas eu besoin de mobiliser sa vertu de courage. Eprouverait-on de la gratitude à son égard ? On le remercierait, sans doute, ou on lui serait reconnaissant d’avoir accompli son devoir, tout en gardant à l’esprit que ce devoir faisait partie de son rôle. On n’en appellerait peut-être pas à la gratitude.

 

La valeur de la gratitude

C’est que ce concept se situe à une place élevée, la plus haute peut-être, dans l’échelle des remerciements. Le fait que l’adjectif « profond » accompagne souvent le mot signale l’éminence de la gratitude. Un exemple éloquent est celui des propos du sénateur américain Chuck Grassley. Il affirmait en juillet 2018 que « les lanceurs d’alerte méritent notre profonde gratitude » (3).

Si le mot « gratitude » est imposant, c’est qu’il a pour origine la « grâce ». Il vient en effet du latin gratia, qui dérive lui-même de l’adjectif gratus : « accueilli avec faveur, reconnaissant ». Gratia signifie « reconnaissance », « faveur, crédit, influence ». En un sens religieux, spécifiquement chrétien, la grâce désigne la « faveur divine » (4). Selon le dictionnaire biblique Westphal, la grâce est « une disposition de Dieu à l’égard des hommes, une manière d’être et d’agir qu’inspire essentiellement l’amour » (5).

Le dictionnaire Westphal note que, en particulier dans les lettres de Paul du Nouveau Testament, la gratitude « est faite de confiance et d’adoration [à] l’égard de Dieu ». James Ceaser, professeur de sciences politiques, exprime l’importance qu’a la gratitude de l’homme envers Dieu pour le Christianisme et le Judaïsme – on notera la dernière phrase de la citation, empruntée en partie à l’American Dictionary of the English Language de Noah Webster (1828) :

« Son rôle central repose surtout sur la perspective biblique selon laquelle Dieu n’avait eu aucune nécessité à créer les cieux et la terre, à façonner l’homme à son image ou à manifester sa grâce. Il en résulte que Dieu est le bienfaiteur ultime. Il a consenti gratuitement ces dons, les plus grands qui soient. Pour cette raison, [comme le dit] Webster, ‘l’amour de Dieu’ est considéré comme la ‘gratitude la plus sublime’. » (6)

 

La gratitude admet-elle des degrés ?

L’expression « gratitude la plus sublime » suggère que la gratitude connaît des degrés. Mais cette possibilité soulève des questions. Ceaser observe ainsi que, pour certains, la gratitude de Dieu l’emporte sur la gratitude entre les êtres humains au motif que cette dernière porte sur les choses du monde matériel. D’autres, à l’inverse, ont souligné que la pratique de la gratitude religieuse renforçait la gratitude profane, entendue comme « un sentiment de bonté ou de bonne volonté envers un bienfaiteur » ou, chez Spinoza, « le désir ou l’élan d’amour par lequel nous nous efforçons de faire du bien à celui qui nous en a fait par un sentiment d’amour » (7).

Si la gratitude admet des degrés, ceux-ci ne se réduisent pas à un calcul de réciprocité, à la recherche de la réponse adéquate à la question : « Combien dois-je donner à mon bienfaiteur en retour du service qu’il m’a rendu ? ». Elle va au-delà, comme le suggère cette citation issue de la revue Etudes :

« Comme la gratuité, la gratitude dérive du terme latin gracia, ‘la grâce’. Elle est une brèche dans l’économie de l’échange et de l’équité, car elle fait place à l’imprévisible et au surcroît du don. » (8)

Est-ce en raison de leur désintéressement, que la loi française considère comme essentiel au statut des lanceurs d’alerte (9), que ceux-ci peuvent mériter notre gratitude ? La gratuité inhérente à la gratitude répondrait en quelque sorte à leur désintéressement.

 

Montrer le droit chemin

On trouve un autre argument dans un récent article publié sur le site australien Probono Australia, spécialisé dans le secteur social et caritatif . Son auteur, Oliver May, y défend le rôle social des lanceurs d’alerte. Il emploie le mot « gratitude » en conclusion de son propos :

« Nous devons considérer l’alerte professionnelle comme une action routinière qui contribue à la politique de toute organisation caritative soucieuse de gérer les risques d’intégrité. Notre première réaction à un lancement d’alerte ne devrait pas être le désarroi, mais la gratitude. Après tout, aucun d’entre nous ne sait ce que l’avenir lui réserve. Aujourd’hui, en tant que manager, vous avez peut-être affaire à une alerte professionnelle. Mais qui sait si, demain, vous ne serez pas à la place du lanceur d’alerte ? »

Il faut certainement comprendre le fait d’entrer, par l’imagination, dans le rôle d’un lanceur d’alerte, comme un moyen de saisir la portée de ce rôle et l’engagement de son titulaire à l’égard de la vérité et de l’intérêt général. Si on doit éprouver de la gratitude à son encontre, ce n’est pas tant en raison des actions qu’il a accomplies ou du courage qu’elles ont supposé, qu’en raison du fait qu’il nous montre le droit chemin.

Alain Anquetil

(1) Voir respectivement « Procès du Mediator :’Ils ont brisé ma vie’ », Le Parisien, 22 septembre 2019 ; « Lanceurs d’alerte : ‘Je demande la reconnaissance de la France pour service rendu’ », Public Sénat, 23 septembre 2019 ; « Un lanceur d’alerte reçu au Parlement européen », Le Monde, 2 juin 2015.

(2) Voir également ce commentaire d’un internaute à propos de Laura Pfeiffer, inspectrice du travail poursuivie par Tefal, qui revendique le statut de lanceur d’alerte : « Bravo, Madame, de ne pas vous coucher, c’est vraiment très courageux (et probablement très stressant) » (« Lyon : Procès d’une « lanceuse d’alerte » poursuivie par Tefal », 20 Minutes, 13 septembre 2019).

(3) « Grassley: Whistleblowers Deserve Our Profound Gratitude », 30 juillet 2018.

(4) Les citations sont issues du Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010.

(5) Dictionnaire Biblique Alexandre Westphal, article « Grâce », consultable sur le site levangile.com.

(6) Ceaser, J. W., “No Thanks to Gratitude”, Policy Review, 170, 2011, p. 59-73.

(7) Citations respectivement issues du l’American Dictionary of the English Language de Noah Webster (1828) et de Spinoza, L’Ethique, tr. R. Caillois, Gallimard, 1954 (partie III, définition 34). La définition complète proposée par Webster est la suivante :

« Une émotion du cœur, suscitée par une faveur ou un bienfait reçu ; un sentiment de bonté ou de bonne volonté envers un bienfaiteur ; la reconnaissance. La gratitude est une émotion agréable, consistant ou accompagnée de bonne volonté pour un bienfaiteur, et une disposition à faire un retour approprié au titre des bienfaits ou des services rendus, ou, si aucun retour ne peut être apporté, avec un désir de voir le bienfaiteur prospère et heureux. »

(8) « La Gratitude », Etudes, 12, 2010, p. 667-675.

(9) Selon l’article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, « un lanceur d’alerte est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance. »

Voir aussi mon article « Le problème de la ‘victimisation’ des lanceurs d’alerte », 15 décembre 2016.

(10) O. May, « Three good reasons to be grateful for whistleblowers », 11 juin 2019.

[cite]

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