Dans son ouvrage sur la philosophie morale expérimentale, Ruwen Ogien traitait de ce qu’il appelait la « cuisine morale » qui conduit les gens à produire des jugements moraux et des actions morales, et qui pousse des philosophes à se demander quelle est « la place des intuitions morales dans la construction, la justification et la critique des théories morales » (1). Le propos d’Ogien était centré sur la place des intuitions et des règles de raisonnement dans le champ de l’éthique, ainsi que sur les rapports entre philosophie et psychologie morales. Mais il n’est pas sans rapport avec la recherche expérimentale menée en 2010 par Chen-Bo Zhong et trois collègues, qui faisait l’objet du billet précédent (2). On y trouvait en effet l’hypothèse d’une « cuisine morale » – terme que j’emprunte à Ruwen Ogien – fondée sur l’objectif que se donneraient des sujets humains de maintenir un équilibre éthique à la fois dans leur vie intérieure et dans leur vie extérieure. Le moyen de l’assurer serait de compenser de bonnes actions et de mauvaises actions, en veillant à ne jamais sacrifier l’image de soi projetée dans le monde. Le présent article précise le « modèle d’éthique compensatrice » proposé par Zhong et al. et soulève quelques questions morales.

1. 

Le modèle d’éthique compensatrice

Dans la seconde partie de leur étude, Zhong et ses collègues proposaient un « modèle d’éthique compensatrice » qui serait susceptible d’être confirmé, raffiné ou infirmé par de futurs travaux empiriques.

Commençons par une brève description de leur seconde enquête. Elle impliquait 71 étudiants de MBA. Soumis à l’un des 12 scénarios utilisés lors de la première série d’expériences (cf. le billet précédent), ils devaient imaginer qu’ils avaient fait un premier choix soit éthique, soit non éthique. Puis ils répondaient sans délai à trois situations, également issues de la première expérience.

Le résultat confirma ceux enregistrés précédemment. Les sujets qui avaient imaginé un choix non éthique faisaient « réellement » un choix subséquent plus éthique, tandis que ceux qui avaient imaginé un choix éthique faisaient subséquemment un choix moins éthique (3).

Le schéma qui illustre ce billet explique le supposé mécanisme. Un choix initial ouvre un éventail de possibilités bien plus large que ce qu’un spectateur pourrait prédire. Pour un même type de situation, un choix éthique peut conduire soit à un second choix éthique, soit à un second choix non éthique.

Les tenants d’une éthique de la vertu ne seraient pas étonnés par l’affirmation selon laquelle, face à une nouvelle situation, un agent vertueux ne peut être certain d’agir de façon vertueuse. La thèse de Zhong et de ses collègues ajoute cependant une contrainte psychologique de poids à l’accomplissement d’une telle action : l’existence supposée d’un « mécanisme compensateur », d’un « modèle d’équilibre dynamique » (dynamic equilibrium pattern) qui conduirait les personnes à gérer des « débits » et des « crédits » moraux. J’emploie le verbe « gérer » à dessein car le modèle de Zhong et al. suppose que les sujets administrent en quelque sorte leurs affaires morales. Le mécanisme est décrit ainsi :

« [Un] modèle d’éthique compensatrice suggère que les choix éthiques initiaux confèrent des crédits moraux aux individus, leur permettant de faire des choix subséquents égoïstes (self-interested). Quand leurs crédits sont épuisés, ils seront motivés pour les reconstituer. Le modèle prédit aussi l’inverse : des choix initiaux non éthiques réduisent les crédits moraux, ce qui encourage les individus à faire des choix éthiques subséquents jusqu’à ce qu’ils aient rétablis suffisamment de crédits pour pouvoir les « dépenser » de nouveau. [Notre] modèle suppose que la mémoire éthique est brève et que les décisions les plus récentes auront plus d’influence sur les décisions actuelles que les décisions anciennes […]. »

Observons que ce « mécanisme compensateur » (expression, rappelons-le, utilisée plusieurs fois par les auteurs) ne fonctionne pas uniformément chez tous les êtres humains. Chez ceux dont l’identité personnelle comprend des convictions morales bien ancrées, « il est raisonnable de penser », disent Zhong et ses collègues, « qu’ils ne succomberont pas à la tentation de l’intérêt personnel même si leurs actions antérieures ont été très vertueuses ; pour de tels individus, tout acte moral ne devrait avoir qu’un petit impact sur leur perception de leur propre identité ». À l’opposé, une personne accordant peu de poids à la morale dans la conduite de son existence ne sera pas encline à mettre en œuvre le modèle d’éthique compensatrice. En définitive, ce modèle convient à tous ceux – et, selon les auteurs, ils seraient les plus nombreux – qui se soucient de leur identité morale (moral self-image) tout en pouvant être tentés d’agir de façon immorale selon les situations.

2.

Comptabilité morale automatique ou manuelle?

Le « modèle d’éthique compensatrice » soulève plusieurs questions. La première a trait au mécanisme qu’il recouvre. D’un côté, le modèle semble fonctionner quasi automatiquement – peut-être fonctionnerait-il, à l’extrême, comme un thermostat. D’un autre côté, les individus semblent devoir tenir en toute conscience leur propre « comptabilité morale », c’est-à-dire les boîtes mentales dans lesquelles ils stockent leurs crédits moraux et leurs débits moraux, à moins que les deux parties du « compte d’éthique interne » soient incluses dans la même boîte mentale. Le mode de fonctionnement du « mécanisme » mériterait d’être spécifié.

3.

Mémoire morale à court terme ou à long terme?

Un deuxième commentaire a trait à l’hypothèse que la mémoire morale des individus aurait un horizon à court terme. Les auteurs affirmaient ainsi que leur modèle « suggère que les gens sont particulièrement myopes (short-sighted) puisqu’ils semblent surtout réagir à leurs décisions les plus récentes ». On peut s’étonner de cette remarque. En effet, tenir une comptabilité morale du genre de celle décrite précédemment paraît impliquer au contraire une mémoire à long terme des actions passées, c’est-à-dire les actions associées à des crédits moraux et celles associées à des débits moraux.

4.

Norme d’équilibre et normativité

Une troisième question concerne la manière dont les sujets déterminent la norme d’équilibre qui préserverait leur identité morale. Le modèle d’éthique compensatrice de Zhong et ses collègues renvoie à une sorte d’homéostasie. Les paramètres moraux qui composent l’identité personnelle de l’individu devraient lui permettre de maintenir un équilibre. Si la personne est capable de percevoir les déviations par rapport à la norme d’équilibre et de les compenser, cela signifie qu’elle a une conception antérieure de ce qui est normal sur le plan moral. Mais ceci soulève plusieurs questions. En premier lieu, d’où vient cette norme d’équilibre ? Comment est-elle déterminée ? Est-elle le reflet des convictions morales de la personne ? Dépend-elle des rôles spécifiques qu’elle joue dans les situations auxquelles elle est confrontée ? Et si tel est le cas, comment ces rôles interviennent-ils dans le mécanisme de compensation ? Ce que suggère l’étude, c’est que le type de normativité impliqué par la recherche de l’équilibre est la normativité forte (celle par laquelle le sujet a un contrôle sur le respect de la norme) et non faible (selon laquelle le maintien à l’équilibre dépend d’une action extérieure) (4). Mais l’article ne dit rien sur cette question.

5.

Violation de la règle : « Il faut traiter les cas similaires de façon similaire »

La quatrième question est inspirée de l’une des quatre règles de raisonnement moral dont Ruwen Ogien discute dans son ouvrage. Il s’agit de la règle selon laquelle « il faut traiter les cas similaires de façon similaire ». Ogien évalue la pertinence de cette règle. Mais dans le cas qui nous intéresse, sa pertinence semble acquise car elle est susceptible d’être activée. En effet, le protocole expérimental mis en œuvre par les quatre auteurs reposait sur des scénarios ayant la même structure, c’est-à-dire incluant à la fois la tentation d’agir de façon égoïste et le souci de préserver son identité morale. Il peut exister de multiples raisons de ne pas respecter la règle « Il faut traiter les cas similaires de façon similaire », mais, précisément, les situations expérimentales proposées par les auteurs étaient similaires.

 

En bref, si les auteurs soulignent effectivement que leur modèle reste à explorer, il soulève des interrogations d’ordre psychologique et philosophique, voire de nature logique, auxquelles les futures études devront répondre. En l’état actuel des choses, le mécanisme qu’ils décrivent suscite, pour des raisons conceptuelles, un certain scepticisme.

Alain Anquetil

(1) Selon les termes de Ruwen Ogien dans L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres essais des philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset & Fasquelle, 2011.

(2) C.-B. Zhong, G. Ku, R. B. Lount and J. K. Murnighan, « Compensatory ethics », Journal of Business Ethics, 92(3), 2010, p. 323-339.

(3) Les auteurs citent différents travaux attestant de la dynamique de compensation qu’ils estiment avoir vérifiée dans le cadre de leur seconde expérience. Ainsi, des travaux montreraient que, lorsqu’on a violé ses valeurs, on tend à « réparer » la transgression antérieure par un acte d’affirmation de ses valeurs, tandis que d’autres indiquent que les sujets chercheraient à se « purifier » (y compris au sens propre, par exemple en se lavant les mains) après avoir enduré des menaces sur leur image de soi.

(4) Voir sur ce point le billet précédent.

 

[cite]

 

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien