Selon les termes de la dépêche AFP du 28 octobre 2015, « l’Union européenne a relevé mercredi les seuils d’émission de gaz polluant pour les moteurs diesel dans les nouvelles procédures de tests en condition de conduite réelle qui seront mises en place à partir de 2017 ». Une telle annonce a plutôt suscité des réactions de désapprobation en raison non seulement de la proximité avec un passé récent (l’affaire Volkswagen) et un futur proche (la COP21), mais aussi en raison de ce qui est présenté comme le point fort de la décision, à savoir son pragmatisme – ce qui a pu amener L’Expansion-L’Express à se demander si l’Europe « marchait sur la tête » (« Pollution des moteurs diesel: l’Europe marche-t-elle sur la tête? »). Ce dernier aspect – la justification pragmatique de la décision de l’UE – mérite discussion, d’autant qu’il renvoie au concept de « véracité » sur lequel le philosophe moral britannique Bernard Williams a consacré un ouvrage. J’y ferai référence dans le présent billet. En quoi consiste le « pragmatisme » de la décision de l’Union européenne d’« assouplir les normes antipollution pour les véhicules diesel » – titre d’un autre article, celui de Sciences et Avenir. Il est exprimé dans ce passage du communiqué de presse du 28 octobre :

« Dans la mesure où il existe des limites techniques à la possibilité d’améliorer à court terme les niveaux d’émissions réels sur les véhicules diesel actuellement produits, les États membres ont décidé que les constructeurs automobiles devaient procéder à une réduction en deux étapes de l’écart entre la limite réglementaire mesurée dans des conditions de laboratoire et les valeurs de la procédure ECR [« émissions effectuées en condition de conduite réelle »], lorsque le véhicule est conduit par un conducteur réel sur une vraie route (« facteur de conformité »):

– dans un premier temps, les constructeurs automobiles devront réduire l’écart de manière à faire passer le facteur de conformité à 2,1 au maximum (110 %) pour les nouveaux modèles d’ici septembre 2017 (septembre 2019 pour les nouveaux véhicules);

– dans un deuxième temps, cet écart sera ramené à un facteur de 1,5 (50 %), compte tenu des marges d’erreur technique, d’ici janvier 2020 pour tous les nouveaux modèles (janvier 2021 pour tous les nouveaux véhicules). » (1)

Le pragmatisme du texte (au sens où il « privilégie l’observation des faits par rapport à la théorie », selon les termes du CNRTL) est exprimé par cet extrait dans lequel il m’a été difficile de ne pas trouver une certaine ironie : « lorsque le véhicule est conduit par un conducteur réel sur une vraie route ». Il témoigne du souci de prendre en compte, pour renvoyer à l’idée philosophique d’« essence », la vraie réalité. L’extrait du communiqué de presse cite un mot clé : « facteur de conformité ». Il dénote l’effet pratique de la décision. Il s’agit d’un coefficient à appliquer aux émissions mesurées par les constructeurs automobiles dans des conditions de laboratoire, en banc de test. Ce facteur de conformité, qui s’élèvera dans un premier temps à 2,1 puis, dans un second temps, à 1,5, doit être multiplié par la quantité d’émissions mesurées en laboratoire pour obtenir le niveau maximal d’émissions toléré pour un « véhicule conduit par un conducteur réel sur une vraie route » (2).

Pourquoi une telle tolérance ? En raison des « limites techniques à la possibilité d’améliorer à court terme les niveaux d’émissions réels sur les véhicules diesel actuellement produits », répond l’Union Européenne. Un argument réaliste que, d’ailleurs, les constructeurs européens (l’European Automobile Manufacturers’ Association ou ACEA) « comprennent totalement » (« Auto industry reacts to new real driving emissions testing standards » ). Ils le comprennent d’autant mieux que, quinze jours plus tôt, l’ACEA avait plaidé pour « un calendrier et des conditions de test prenant en compte la réalité technique et économique des marchés actuels et permettant une transition raisonnable afin d’appliquer les tests sur les émissions réelles à tous les nouveaux véhicules » (« Auto industry calls for a balanced real driving emissions proposal »).

L’approbation des constructeurs automobiles européens figure parmi les réactions négatives à la décision de l’Union Européenne. Cité par Sciences et Avenir, le député européen écologiste Yannick Jadot soulignait ainsi que « la décision de la Commission a été prise en parfaite collusion avec les États qui ont choisi de ne pas respecter cette norme », concluant que « la tromperie a été avalisée et ceux qui ont triché sont récompensés ». Il se référait aussi à la capacité des constructeurs à s’adapter plus rapidement aux normes qui leur sont imposées que ne le laisse entendre leurs propos. Cependant, sa remarque selon laquelle « on constate ces dernières années une augmentation du fossé entre les mesures en laboratoires et celles effectuées en conditions réelles » correspond à une réalité que l’UE met précisément en avant pour justifier sa décision d’assouplissement.

Il y a, dans ce débat, une tension apparente entre véracité et réalité, ou, pour reprendre l’opposition discutée par Bernard Williams dans l’un de ses ouvrages, entre véracité et vérité (3). En fait, la tension se situe plutôt à l’intérieur de la véracité. La véracité, c’est-à-dire l’attachement à la vérité – et, proposition corollaire, le fait de ne pas mentir, de ne pas tromper – peut, si l’on s’en tient au texte de la décision de l’UE, être invoquée pour qualifier l’intention d’assouplir les normes en matière d’émissions polluantes des véhicules diesel.

Selon Williams, « les deux vertus cardinales de la vérité [sont] l’exactitude et la sincérité : on fait de son mieux pour acquérir des certitudes et ce qu’on communique correspond à ce dont on est certain ». Et ces vertus doivent être exercées pour satisfaire « l’exigence de véracité » qui suppose « un souci de ne pas se laisser abuser, une détermination à crever les apparences pour atteindre les constructions et les motivations réelles qui se cachent derrière elles ». Sans traiter de la tension, qui intéresse Williams, entre, d’une part, le désir de ne pas être trompé et de pouvoir connaître la réalité, et, d’autre part, une défiance à l’égard de l’idée même de vérité, on relève dans le seul concept de véracité une tension interne entre notre désir de croire ce que l’on présente comme conforme à la vérité (la décision de l’UE se présente ainsi) et notre désir de ne pas être dupé (il existe un risque que la réalité sur laquelle s’appuie cette décision soit déformée au sens où elle supposerait des possibilités d’action inférieures à ce qu’elles pourraient être, où elle cacherait, en définitive, des intérêts particuliers). Le même concept exprime une aspiration à la vérité et une défiance à l’égard de ce qui nous est présenté comme la vérité. Les réactions à la récente décision de l’UE reflètent cette ambiguïté constitutive de la véracité dont, et c’est presque un paradoxe, seule la conformité à la vérité, c’est-à-dire la véracité en personne, peut permettre de sortir.

Alain Anquetil


(1) « La Commission se félicite de l’accord des États membres sur des contrôles rigoureux de la pollution atmosphérique générée par les émissions des véhicules ».
(2) Exemple donné par Sciences et Avenir : « Une voiture qui rejette 80 milligrammes d’oxyde d’azote (NOx [les oxydes d’azote]) par kilomètre (…) durant son test sur banc pourra en rejeter jusqu’à 168 mg/km en utilisation normale », soit 80 mg/km x 2,1 = 168 mg/km. Dans un second temps, avec un facteur de conformité de 1,5, le niveau d’émission réel (plafond à ne pas dépasser) sera de 80 mg/km x 1,5 = 120 mg/km.
(3) B. Williams, Truth and Truthfulness: An Essay in Genealogy, Princeton University Press, 2002, tr. fr. J. Lelaidier, Vérité et Véracité. Essai de généalogie, Paris, Gallimard, 2006.  

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