Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

La récente « affaire Volkswagen » me conduit à interrompre l’ordonnancement des articles relatifs au concept de « problème » – ils attendront un peu. Un portrait de Marcel Proust pour illustrer ce dossier ? Je m’en expliquerai plus loin, mais l’« affaire », combinée à l’excellente réputation accumulée par le constructeur allemand, m’a évoqué un passage d’À la recherche du temps perdu où le narrateur décrit un trait du caractère d’Odette de Crécy, spécialement une « petite phrase » qui rend compte peut-être des réactions qui ont résulté de la révélation de l’affaire.

Mais avant d’en venir là, un mot non pas sur ses détails, dont on trouvera des comptes-rendus en abondance (1), ni sur ses multiples effets, qui ont touché notamment la valeur de l’entreprise en Bourse et ses dirigeants, mais sur les déclarations de l’entreprise dans le domaine éthique et environnemental. Les citer aujourd’hui, huit jours seulement après les révélations de l’agence environnementale américaine (United States Environmental Protection Agency), pourra paraître soit fort à propos, soit peu informatif pour le cas d’espèce, mais le but est d’introduire la phrase de Marcel Proust que j’ai annoncée au début.

La première déclaration met en exergue la responsabilité de la firme vis-à-vis de la société, en l’occurrence de la société française. On lit en effet sur le site de Volkswagen France, au chapitre « Environnement et Éthique » : « Pour le Groupe VOLKSWAGEN, la protection de l’environnement n’est pas une mode. Stratégie d’avenir industriel, elle est un enjeu civique, une responsabilité sociale. Tous les stades de la vie d’une auto sont concernés. Et chacun participe dans sa sphère de compétence à la réussite de cette ambition commune : préserver l’univers qui nous entoure ».

De son côté, le code de conduite du groupe affirme dans son préambule, après le rappel de son ambition, que « le respect des conventions internationales, des lois et des règles internes est un ingrédient essentiel pour mener des activités économiques durables et réussies » et que, engagement d’importance, le groupe agit en accord avec ses déclarations (2).

Enfin le 15 septembre 2015, quelques jours avant la révélation de l’affaire, un communiqué de presse de l’entreprise titrait, se référant un classement réalisé par le gérant d’actifs et spécialiste de l’investissement durable RobecoSAM  (3) : « Volkswagen, le constructeur automobile le plus durable au monde ». Et le communiqué ajoutait que les évaluateurs avaient « souligné notamment que « la durabilité est la pierre angulaire de la politique de Volkswagen » ».

L’ensemble de ces éléments peut être vu comme un petit témoignage de la bonne image du groupe Volkswagen. Ils permettent, s’il en est besoin, de comprendre la stupeur et même la sidération (mot que j’ai entendu prononcer à la radio alors qu’il renvoie en un sens médical à une suspension des fonctions vitales) qui a saisi les observateurs intéressés.

Pour ma part, c’est à Marcel Proust que j’ai pensé – non pas immédiatement, mais après avoir pris connaissance des déclarations du groupe sur ses engagements envers la société et dans le domaine environnemental, celles que j’ai reproduites ci-dessus.

Voici le paragraphe entier dans lequel se trouve la petite phrase de Proust (nous nous trouvons dans Un amour de Swann, avant que Charles Swann n’épouse Odette de Crécy ; c’est d’Odette dont il est question ici, une femme selon lui peu intelligente et de peu d’éclat – « Swann avait souvent pensé qu’Odette n’était à aucun degré une femme remarquable ») :

« De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient les bas calculs, rêvaient d’honneur et d’amour, [Odette] faisait une élite supérieure au reste de l’humanité. Il n’y avait pas besoin qu’on eût réellement ces goûts pourvu qu’on les proclamât ; d’un homme qui lui avait avoué à dîner qu’il aimait à flâner, à se salir les doigts dans les vieilles boutiques, qu’il ne serait jamais apprécié par ce siècle commercial, car il ne se souciait pas de ses intérêts et qu’il était pour cela d’un autre temps, elle revenait en disant : « Mais c’est une âme adorable, un sensible, je ne m’en étais jamais doutée ! » et elle se sentait pour lui une immense et soudaine amitié. Mais, en revanche ceux, qui comme Swann, avaient ces goûts, mais n’en parlaient pas, la laissaient froide. Sans doute elle était obligée d’avouer que Swann ne tenait pas à l’argent, mais elle ajoutait d’un air boudeur : « Mais lui, ça n’est pas la même chose » ; et en effet, ce qui parlait à son imagination, ce n’était pas la pratique du désintéressement, c’en était le vocabulaire. »

La petite phrase est celle qui fait la chute de ce passage : « ce qui parlait à son imagination, ce n’était pas la pratique du désintéressement, c’en était le vocabulaire ». On peut, mutatis mutandis, la retenir pour méditer sur l’« affaire Volkswagen ». Car nous avons tendance à croire ce que nous entendons, à croire ce qui nous est présenté, si bien sûr certaines conditions sont satisfaites, par exemple si ce qui nous est présenté s’accompagne de justifications et d’éléments probants, et si la source possède une bonne réputation morale. Si ces conditions sont respectées, nous avons tendance à penser que la source (par exemple une firme) est digne de foi, ce qui fait penser à l’orateur auquel se réfère Aristote dans la Rhétorique à propos du pouvoir de persuasion des gens honnêtes : « On persuade par le caractère, quand le discours est propre à rendre l’orateur digne de foi ; car les honnêtes gens nous inspirent une confiance plus grande, et qui naît plus rapidement, sur n’importe quelle question en général, et une confiance entière sur celles qui sont incertaines et douteuses ». Comme l’écrit Charles Guérin, professeur de langues et littératures anciennes, « la preuve éthique [celle qui est fondée sur le caractère vertueux de l’orateur] a pour but de gagner la confiance de l’auditoire. Dans ce contexte, l’essentiel est donc de paraître digne de foi » (4).

« Paraître digne de foi » suffisait sans doute à Odette pour croire sans preuve ce qu’on lui disait (« il n’y avait pas besoin qu’on eût réellement ces goûts pourvu qu’on les proclamât »). Mais, et peut-être sera-ce un des effets secondaires de l’« affaire Volkswagen », « paraître digne de foi » ne suffit plus dans le monde ouvert de l’économie de marché. Il faut et il faudra plus que le discours pour rendre compte des pratiques. Des preuves tangibles seront nécessaires (une question bien connue des ONG qui scrutent les pratiques des affaires), plus tangibles encore que celles que les firmes mettent en œuvre aujourd’hui.

Alain Anquetil


(1) Outre les grands quotidiens français, on pourra consulter le court article de Sciences et Avenir : « Volkswagen accusé de tricherie sur les contrôles anti-pollution aux Etats-Unis », et les articles du New York Times : « The Wrath of Volkswagen’s Drivers », « Volkswagen Says 11 Million Cars Worldwide Are Affected in Diesel Deception », « It Took E.P.A. Pressure to Get VW to Admit Fault ».

(2) « Our common goal is to be number one among the world’s automobile manufacturers and to make individualized, sustainable, and safe mobility based on superior quality possible for people throughout the world. To achieve our goal,

– we act responsibly, for the benefit of our customers, shareholders, and employees;

– we consider compliance with international conventions, laws, and internal rules to be the basis for sustainable and successful economic activities;

– we act in accordance with our declarations; and

– we accept responsibility for our actions. »

(3) On trouvera la référence à ce classement sur le site de RobecoSAM.

(4) C. Guérin, Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au Ier siècle av. J.-C., Vol. 1 : Antécédents grecs et première rhétorique latine, Paris, Vrin, 2009.


Photo à la une : Marcel Proust - Unknown author - CC BY-SA 4, via Wikimedia Commons

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien