Il va de soi qu’à défaut d’une protection appropriée, un lanceur d’alerte peut être victime de représailles. L’expression « victime de représailles » a été utilisée dans plusieurs rapports et textes portant sur l’alerte éthique, et si la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ne l’utilise pas expressément, elle lui substitue des formes équivalentes (1). On trouve par exemple l’expression dans la Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la protection des lanceurs d’alerte, publiée en octobre 2014, où il est aussi question de « victimisation » (2), ainsi que dans le rapport du Conseil d’Etat du 12 avril 2016 , « Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger » (3). Dans le contexte du lancement d’alerte, le concept de « victimisation » semble d’autant plus approprié que son auteur peut non seulement être sanctionné par ceux qui, au sein de son organisation, n’ont pas intérêt à ce qu’il révèle les faits incriminés, mais aussi par ses pairs et par ses collègues. Il existe de nombreux travaux sur les mécanismes de la victimisation due aux pairs, par exemple à l’école ou dans le contexte du travail (4). Si les principaux journaux de l’éthique des affaires ne traitent pas directement de la victimisation du lanceur d’alerte (5), on trouve dans le Journal of Law and Governance un article récent qui aborde le sujet (6). Il y est fait référence dans le présent billet, où il sera surtout question de la victimisation par les pairs et les collègues.

Commençons d’abord par quelques éléments généraux. Des définitions et des analyses de la victimisation par les pairs, dans le contexte de l’école maternelle et élémentaire, figurent dans un intéressant fascicule de l’Institut de la Statistique du Québec (7). La victimisation par les pairs y est définie ainsi :

« […] Des comportements d’agression perpétrés de façon répétée par un ou des jeunes à l’endroit d’un autre jeune, dans un contexte où l’agresseur est en position de supériorité vis-à-vis de la victime (ou encore dans un contexte de déséquilibre du pouvoir) […]. Les comportements d’agression peuvent être de nature physique (ex. : bousculer, frapper, taxer), verbale (ex. : crier des noms, injurier, menacer) ou relationnelle (ex. : dire des choses blessantes dans le dos de quelqu’un, faire circuler de fausses rumeurs, exclure quelqu’un du groupe ; ce qu’on appellera agressivité indirecte). »

On retrouve à peu près ces distinctions dans l’introduction à un numéro spécial de la revue Merril-Palmer Quarterly sur les contextes, les causes et les effets de la victimisation par les pairs (8). Son auteur, le psychologue Peter Smith, décompose le phénomène de victimisation en décrivant les moyens qui y conduisent (ils correspondent aux trois types d’agression notés dans la définition précédente), les raisons qui en sont à l’origine et la personne qui en est l’auteur. Il discute également de trois critères qui permettent de qualifier une situation de « victimisation » : « l’intention de causer du tort, la répétition et l’existence d’un déséquilibre des pouvoirs ».

Peter Smith insiste également sur l’importance des pairs dans le processus de victimisation, notamment à propos des idées suicidaires que peuvent nourrir des élèves dans le contexte de l’institution scolaire. Se référant à des études empiriques, il estime que « la popularité auprès de ses pairs, sa réputation, ou l’estime qu’on a de soi dans un groupe de taille significative, comptent plus que le soutien de quelques amis ». Il serait hâtif d’étendre cette prédiction au cas des lanceurs d’alerte, c’est-à-dire de supposer que les pairs prédominent dans le déclenchement et surtout le maintien de la victimisation. Mais l’étude du Journal of Law and Governance, dont nous parlons un peu plus loin, va dans le sens de cette assertion.

Une autre observation mérite d’être faite. Elle est issue d’un article du Journal of Applied Psychology, publié en 2014, dont la conclusion était que, pour ne pas être victime de harcèlement ou d’autres formes de mauvais traitements, le membre d’une équipe de travail doit réaliser une performance moyenne, c’est-à-dire conforme aux attentes de ses pairs et collègues (9). C’est, selon les auteurs, ce qu’ont montré, entre autres choses, les études menées au cours des années 1920 et 1930 à la Western Electric Hawthorne (10). Ceux qui réalisaient des performances supérieures ou inférieures aux attentes du groupe étaient sanctionnés par les autres membres de l’équipe de travail.

Dans un article exploratoire publié en 2015, Inez Dussuyer, Anona Armstrong et Russell Smith soulignent qu’un lanceur d’alerte peut être victime de ses pairs (11). C’est le premier point qu’ils abordent après avoir proposé une définition du lancement d’alerte :

« Les lanceurs d’alerte décident d’agir après un long « débat intérieur » et ils sont portés par un désir de changement. Mais leurs collègues peuvent se sentir menacés ou éprouver de la culpabilité ou de la honte. Et la direction d’une entreprise peut porter son attention non pas sur l’auteur présumé des actes répréhensibles, mais sur celui qui a donné l’alerte. »

Le mécanisme de victimisation par les pairs peut faire partie de l’expérience vécue par les lanceurs d’alerte. La nature de cette expérience est l’objet de l’étude de Dussuyer, Armstrong et Smith. Elle s’appuie en particulier sur le rapport de sir Robert Francis à l’autorité de santé britannique (« Freedom to Speak Up – A review of whistleblowing in the National Health Service », février 2015), qui évoque l’expérience de victimisation vécue par des lanceurs d’alerte. Des « motifs douteux », associés à d’hypothétiques mauvaises performances professionnelles, ou un « désir de revanche », leur sont imputés en vue de dénigrer la moralité de leurs intentions. Le rapport britannique note que beaucoup d’employés du système de santé qui ont été interviewés dans le cadre de l’enquête « décrivent un environnement hostile et un processus d’isolement incluant des représailles et des allégations visant à nier leurs révélations, des mesures disciplinaires et du harcèlement (victimisation) ». La « peur d’être considéré comme un trouble-fête » et la « peur des représailles de la part des collègues et des pairs » constitue l’un des obstacles mis en avant pour expliquer le renoncement à révéler des faits répréhensibles.

Que conclure de ces considérations ? La victimisation par les pairs apparaît comme un phénomène robuste. Elle constitue une expérience négative pour le lanceur d’alerte et une source de malaise pour le membre d’une organisation qui souhaite mettre fin à une situation répréhensible, un malaise anticipé qui peut constituer un obstacle à une révélation. Une manière de décrire ce problème est que lancer l’alerte et ne pas disposer du soutien de ses pairs et de ses collègues crée un nouveau contexte qui affecte l’interprétation des situations et le processus de décision. Une phrase de Dussuyer, Armstrong et Smith l’illustre clairement : « Il devient difficile de savoir à qui faire confiance, ce qui crée un sentiment d’insécurité […] ».

Un autre enseignement possible des travaux sur la victimisation par les pairs est qu’éviter l’émergence d’un tel contexte dans une organisation suppose un dispositif particulier. À propos du secteur de la santé, sir Francis notait que la désignation d’un ombudsman, une sorte de médiateur indépendant et impartial, pourrait éviter la victimisation par les pairs. Sa proposition témoigne de façon éloquente de la robustesse du phénomène.

Alain Anquetil

(1) L’article 10 énonce qu’« aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un stage ou à une période de formation professionnelle, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, au sens de l’article L. 3221-3, de mesures d’intéressement ou de distribution d’actions, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat, pour avoir signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. »

L’article 6 définit le statut de lanceur d’alerte : « Un lanceur d’alerte est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance. »

(2) « Pour changer la culture qui prédomine sur le lieu de travail, qu’il soit public ou privé, il importe que les Etats membres adressent un message ferme aux employeurs afin qu’ils tiennent compte des signalements qui leur sont faits et y réagissent comme il se doit, et que les représailles ou la victimisation des lanceurs d’alerte ne soient pas tolérées dans une société démocratique. »

(3) Y figure plusieurs fois l’expression « « victimes de mesures de représailles », à laquelle s’ajoutent « personnes s’estimant victimes de mesures de rétorsion » et « victimes de procédures abusives en diffamation » (à propos des lanceurs d’alerte de bonne foi).

(4) On pourra se référer à l’article suivant, qui étudie les liens entre les deux contextes : P. K. Smith, M. Singer, H. Hoel & C. L. Cooper, « Victimisation in the school and the workplace: Are there any links ? », British Journal of Psychology, 94, 2003, p. 175-188.

(5) Il s’agit du Journal of Business Ethics, de Business Ethics Quarterly et de Business Ethics: A European Review. On trouve cependant un texte de D David Wornham (« A descriptive investigation of morality and victimisation at work », Journal of Business Ethics, 45, 2003, p. 29-40), qui traite de différentes formes de harcèlement et étudie un cas en détail.

(6) I. Dussuyer, A. Armstrong, & R. Smith, « Research into whistleblowing: Protection against victimisation », Journal of Law and Governance, 10(3), 2015, p. 34-42.

(7) C. Giguère, F. Vitaro, M. Boivin, H. Desrosiers, J.-F. Cardin et M. R. Brendgen, « La victimisation par les pairs de la maternelle à la deuxième année du primaire », Institut de la Statistique du Québec, Volume 5, Fascicule 4, Septembre 2011.

(8) P. K. Smith, « Victimization in different contexts Comments on the special issue », Merril-Palmer Quarterly, 56(3), 2010, p. 441-454.

(9) J. M. Jensen, P. C. Patel, & J. L. Raver, « Is it better to be average? High and low performance as predictors of employee victimization », Journal of Applied Psychology, 99(2), 2014, p. 296-309.

(10) Voir aussi François Geoffroy, « Doit-on encore enseigner l’effet Hawthorne ? ».

(11) Op. cit., cf. note 6. Il semble régner, dans cet article comme dans d’autres documents, une confusion entre « pairs » et « collègues ». Dans le cas du lancement d’alerte, la victimisation par les pairs s’étend aussi aux collègues de travail.

[cite]

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