« 58% des vertébrés effacés de la surface du globe depuis 1970 ». C’est ainsi que Sciences et Avenir résumait le 27 octobre dernier l’une des données du rapport Planète Vivante 2016 publié par le WWF (1). Il est vrai qu’il s’agit là d’un constat frappant. « Entre 1970 et 2012 », indique le rapport, « l’évolution de l’Indice Planète Vivante (2) montre une réduction de 58 % de l’abondance des populations de vertébrés […]. L’effectif des populations de vertébrés a, en moyenne, chuté de plus de la moitié en l’espace d’à peine plus de 40 ans. Les chiffres montrent un déclin moyen (2 % par an) sans aucun signe de ralentissement de cette dynamique. » Il y a quantité de constats et d’analyses dans ce document – relatifs, en particulier, à l’état de la biodiversité,– qui sont étayés par des références académiques. Parmi les questions soulevées, dont beaucoup ont un caractère scientifique et technique, celle de l’attitude des êtres humains du présent à l’égard des générations futures, de la « mutation des schémas mentaux, des attitudes sociétales et des valeurs sous-tendant les structures et les modèles à l’œuvre dans notre économie globale », selon les termes du rapport, est particulièrement significative. Parmi les déterminants des « schémas mentaux » qui orientent et parfois gouvernent nos façons de voir le monde et nos actions se trouve  la « préférence temporelle », c’est-à-dire la tendance que nous avons de préférer le présent au futur. Dans cet article, j’expose des éléments figurant dans le rapport Planète Vivante 2016 qu’il est possible de rattacher à cette préférence. Je la développerai plus en détail dans l’article suivant.

Commençons par deux citations issues du rapport. La première se situe dans le résumé situé dans sa première partie, qui a été intitulé « Sur la voie d’une planète résiliente » :

« Au sein d’un environnement naturel affaibli ou détruit, nous aurons sensiblement moins de chances de parvenir à construire un avenir juste et prospère où problèmes de santé et pauvreté auront été éradiqués. […]

Des changements significatifs devront être apportés au système économique mondial pour faire accepter le constat d’une planète aux ressources finies. Tout d’abord, les moyens de mesurer la réussite devront évoluer. De même, les ressources naturelles devront être gérées de manière soutenable. Les générations futures, ainsi que la valeur de la nature, devront être prises en compte de manière systématique dans les processus décisionnels. »

Plusieurs idées rattachent cet extrait à la préférence temporelle : la nécessité de « faire accepter le constat d’une planète aux ressources finies », qui suppose une prise de conscience et une évaluation de la part non seulement de ceux qui ont la responsabilité des décisions politiques et économiques, mais aussi des individus dans les différents rôles qu’ils assument, notamment celui de consommateur ; l’impératif de prendre en compte les générations futures « de manière systématique dans les processus décisionnels » ; et l’idée qu’un « avenir juste et prospère » doit être « construit », cette « construction » supposant un travail de conception dont la locution « chances de parvenir à construire » met en exergue la difficulté intrinsèque.

Le second extrait se situe dans la conclusion, intitulée, en consonance avec le titre du résumé, « La voie à suivre » :

« La mutation des schémas mentaux, des attitudes sociétales et des valeurs sous-tendant les structures et les modèles à l’œuvre dans notre économie globale s’annonce […] délicate. Comment repenser les entreprises pour qu’elles ne se contentent plus de poursuivre des bénéfices à court terme, mais œuvrent aussi désormais au progrès social et environnemental ? Comment redéfinir le développement économique pour le rendre souhaitable ? Et comment prêter moins d’attention à la richesse matérielle, lutter contre le consumérisme et la culture du gaspillage, et susciter l’intérêt des populations pour des régimes alimentaires plus responsables ? Parce qu’elles touchent au tréfonds de la société, ces transformations ne pourront se concrétiser qu’à longue échéance, selon des modalités qu’il reste encore à imaginer. »

L’idée de préférence temporelle est latente dans la locution « mutation des schémas mentaux, des attitudes sociétales et des valeurs sous-tendant les structures et les modèles à l’œuvre dans notre économie globale », l’expression « tréfonds de la société », ainsi que dans deux des verbes utilisés dans la série de questions (« repenser » et « redéfinir »). Elle est presque directement soulignée dans la question commençant par « comment prêter moins d’attention à ». Enfin, l’observation selon laquelle les transformations que le rapport appelle de ses vœux « ne pourront se concrétiser qu’à longue échéance » semble proposer une distribution d’événements dans le temps, comprenant a) une phase de changement psychologique (un changement des croyances, des attitudes, des façons de voir le monde et de penser sa propre existence) ; b) un passage à l’ordre social, afin que les changements psychologiques deviennent des mouvements sociologiques ; c) l’expression d’une volonté d’agir afin de mettre en œuvre les « transformations » ; d) enfin la mise en œuvre proprement dite. La préférence temporelle semble devoir être surmontée surtout lors de la première phase, celle des changements mentaux, mais elle peut également concerner les phases ultérieures.

Deux remarques pour conclure ce premier article. Le philosophe Dieter Birnbacher a proposé, dans son ouvrage de 1988 sur la responsabilité envers les générations futures, une décomposition de cette responsabilité particulière en trois éléments essentiels qui sont autant de conditions pour que cette responsabilité soit effectivement assumée : la conscience du futur, l’évaluation du futur et l’orientation vers le futur dans l’action (3). C’est au sein de l’évaluation du futur que Birnbacher envisage la question de la préférence temporelle.

La seconde remarque est issue de l’anthropologue Gregory Bateson. Dans une conférence donnée en 1970, il stigmatisait le fait que nous puissions avoir une vision de nous-mêmes qui soit extérieure à notre environnement, comme si nous nous trouvions à l’extérieur de l’univers. Or, dans un monde aux ressources limitées où règne la surconsommation, une telle vision est destructrice. Bateson tirait une conclusion très pessimiste de ce fait : « Personne ne peut savoir ce qu’il nous reste à vivre, en continuant avec le système actuel, avant d’être frappés par une catastrophe qui sera plus grave encore que ne le serait la destruction d’un quelconque groupe de pays ». Et il donnait aussitôt la solution : « Aujourd’hui [en 1970], notre tâche la plus urgente est peut-être d’apprendre à penser autrement », avant d’ajouter avec humilité : « Et je ne vous cacherai pas que, moi-même, je ne sais pas comment faire pour penser autrement »..

L’un des aspects d’une manière de penser autrement concerne nos préférences temporelles, plus précisément la façon dont nous envisageons des événements susceptibles de se produire dans un futur proche ou lointain. Dans le texte de sa conférence, Gregory Bateson n’abordait pas cette question. J’y reviendrai dans le prochain billet en me référant notamment aux arguments proposés par Dieter Birnbacher.

Alain Anquetil

(1) Voir aussi « Plus de la moitié des vertébrés ont disparu en quarante ans », Le Monde, 26 octobre 2016.

(2) Selon le rapport du WWF, « l’Indice Planète Vivante […] mesure la biodiversité à partir du suivi de 14 152 populations appartenant à 3 706 espèces de vertébrés ».

(3) D. Birnbacher, Verantwortung für zukünftige Generationen, Stuttgart, Philipp Reclam jun., 1988, tr. O. Mannoni, La responsabilité envers les générations futures, Paris, PUF, 1994.

(4) G. Bateson, « Form, substance, and difference », dans Steps to an Ecology of Mind, New York, Chandler Publishing Company, 1972, tr. F. Drosso, L. Lot, avec le concours d’E. Simon et C. Cler, « Forme, substance et différence », dans Vers une écologie de l’esprit, volume 2, Paris, Editions du Seuil, 1980.

[cite]

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