Par un tweet du 12 novembre 2016, le groupe Lego a annoncé l’arrêt de sa collaboration (dont l’achat d’espaces publicitaires) dans le quotidien britannique The Daily Mail : « Nous avons mis fin à notre accord avec le Daily Mail et ne prévoyons pas d’autre action commerciale à l’avenir » (1). Cette décision fait suite à la campagne StopFundingHate (« Arrêtez de financer la haine »), dont l’objectif est d’enrayer les messages xénophobes et racistes véhiculés par des journaux britanniques à grand tirage – des messages qui, depuis le Brexit, ont notamment visé des migrants. Le moyen retenu par StopFundingHate est de faire pression sur des annonceurs afin qu’ils cessent toute collaboration avec ces médias (2).

Lego est la première entreprise à avoir agi en ce sens. L’entreprise danoise a invoqué l’impératif, pour un fabricant de jouets, d’être à l’écoute des familles (3). Cependant, le groupe de distribution John Lewis a pour sa part refusé de suivre l’appel de StopFundingHate, soulignant la nécessité d’éviter toute ingérence dans la ligne éditoriale d’un journal : « Nous sommes particulièrement sensibles au sentiment sur cette question, mais nous ne portons jamais de jugement éditorial sur un journal » (4). La campagne de StopFundingHate et la décision de Lego ont d’ailleurs été critiquées au motif qu’elles constituaient une violation de la liberté prônée par une perspective libérale : « Désirons-nous vraiment que des annonceurs cherchent ouvertement à influencer des décisions éditoriales ? », écrivait par exemple un observateur (5).

Le cas soulève différentes questions, dont certaines ont trait au fonctionnement de la presse ou au rapport qu’elle entretient avec les annonceurs. Dans cet article, je m’intéresse à la question de savoir si la décision de Lego – à laquelle on pourrait ajouter la décision contraire de John Lewis – signifie qu’une entreprise a une « conscience ». Je reprends la question d’un fameux article de Kenneth Goodpaster et John Matthews, publié en 1982 dans la Harvard Business Review (6). Le lien entre leur argument et le cas Lego a trait en particulier à la notion de respect, à laquelle ils accordent une importance particulière.

Selon Goodpaster et Matthews, la « conscience » de l’entreprise recouvre le fait qu’elle est, selon leurs termes, un « agent moral dans la société », ou encore qu’elle est responsable au sens où un individu est « digne de confiance et fiable ». Il s’agit du troisième sens de la responsabilité qu’ils proposent au début de leur article, après le sens causal (une personne est responsable si elle est cause de l’action) et le sens selon lequel être responsable revient à suivre des normes imposées. Lorsque l’on affirme qu’une personne est responsable dans le troisième sens, on veut dire, pour les auteurs, qu’elle « fait en sorte que son jugement soit affecté par les facteurs appropriés » et qu’elle témoigne, à travers ses actions, « de processus de réflexion et de décision qui justifient que ceux qui interagissent avec lui accordent leur confiance ».

Goodpaster et Matthews soulignent que cette description permet de comprendre la responsabilité morale. Et ils ajoutent qu’adopter un point de vue moral implique, pour l’agent, de posséder deux qualités : la rationalité et le respect.

La rationalité suppose que l’agent « ne soit pas impulsif, qu’il envisage de façon réfléchie les options disponibles et leurs conséquences, qu’il ait des buts clairement définis, et qu’il considère les aspects pratiques de leur mise en œuvre ».

La condition de rationalité ne suffit pas à caractériser la conscience morale, car un agent peut être rationnel sans exprimer des qualités morales. Par exemple, mentir à un client ou à un ami peut fort bien respecter la condition de rationalité, alors que ce mensonge leur causera du tort. L’auteur du mensonge ne pourrait être qualifié de « personne responsable » du seul fait de la rationalité de son action.

C’est pourquoi Goodpaster et Matthews ajoutent à la rationalité la condition de respect. Elle est inhérente à tout point de vue moral. La définition qu’ils en donnent est directement inspirée de Kant. Le respect pour autrui suppose un intérêt authentique pour les conséquences de ses actes sur le bien-être d’autrui. Cet intérêt particulier implique de toujours considérer autrui comme une fin et jamais seulement comme un moyen ou comme une ressource en vue de satisfaire ses propres intérêts. Il exige que l’on ne voie pas le monde à partir d’une perspective centrée sur soi mais à partir d’une perspective plus générale englobant la communauté humaine à laquelle on appartient.

Ces processus à l’origine de la responsabilité morale – rationalité et respect – jouent un rôle essentiel dans l’argument de Goodpaster et Matthews. En effet, si l’on parvient à montrer qu’ils sont aussi à l’œuvre lorsque des entreprises agissent, alors on pourra leur attribuer la qualité de personne responsable, d’agent moral ou d’entité dotée d’une conscience morale.

Le principe qui permet, selon les auteurs, d’accomplir ce passage de l’individu vers l’entreprise est qualifié de « projection morale ». Il repose sur des analogies entre les processus qui précèdent une action intentionnelle chez un individu et ceux qui opèrent au sein d’une entreprise. Goodpaster et Matthews soulignent qu’une entreprise possède une unité, à l’instar d’un individu. En outre elle doit, pour fonctionner, disposer de mécanismes (« systèmes d’incitation pour les employés, structures de gouvernance, systèmes de contrôle interne, programmes de recherche ») qui, bien qu’ayant une nature procédurale et impersonnelle, sont analogues aux qualités et aux processus individuels (« contrôle de soi, intégrité, conscience professionnelle »). Enfin, une entreprise possède l’équivalent d’un caractère, lequel se révèle par exemple dans la manière dont elle traite de questions relevant de la société.

Si une entreprise possède ces qualités, alors elle peut mener des délibérations morales, prendre des perspectives morales, agir comme un agent moral. Elle n’est pas une sorte de département de production dont la seule activité consisterait à produire des biens en vue de réaliser un profit, la dimension éthique ayant son siège à l’extérieur de ses frontières, soit dans la main invisible du marché, soit dans la main visible du gouvernement.

Revenons au cas Lego. L’argument de Goodpaster et Matthews l’éclaire sous deux aspects. Le premier concerne la capacité d’une organisation à prendre un point de vue moral. Bien que la décision de Lego n’ait pas été prise, semble-t-il, du point de vue d’un citoyen, mais du point de vue d’un acteur économique soucieux du jugement que pourraient porter ses clients sur ses liens avec certains journaux britanniques, elle exprime un point de vue moral.

Le second aspect a trait au respect. Cette attitude, qui conduit à prendre en compte le bien d’autrui et à s’abstenir de lui causer du tort, correspond à la position de Lego. On peut interpréter la motivation de l’entreprise d’arrêter sa collaboration avec le Daily Mail comme un pur respect pour ses clients – ce qui, soit dit en passant, signifie que l’entreprise danoise n’a pas tant répondu à l’appel de StopFundingHate que réagi à ses conséquences médiatiques. Elle contribue en tout cas à doter Lego d’une conscience morale.

Alain Anquetil

(1) « We have finished the agreement with The Daily Mail and are not planning any future promotional activity with the newspaper ». Voir « Lego stops advertising with the Daily Mail following ‘Stop Funding Hate’ campaign »). Selon France Info, ce partenariat « permettait aux lecteurs du journal de recevoir des figurines gratuites » (« « Stop funding hate », la campagne qui veut priver les tabloïds britanniques de leurs recettes publicitaires »).

(2) Voir l’interview de l’un des fondateurs de StopFundingHate, Richard Wilson, dans laquelle il précise que la campagne a également pour objectif de faire prendre conscience aux lecteurs de la presse des dangers de messages racistes (« Could Boycotting the John Lewis Ad Really Prevent British Tabloids from Spreading Hate? »). Voir aussi cet article du 22 novembre qui rend compte de la position des étudiants d’une université britannique : « Pulled advertising, university newspaper bans: is backlash against UK tabloids justified? ».

(3) « Lorsque parents et grands-parents prennent la peine de nous faire savoir ce qu’ils ressentent, nous les écoutons toujours avec la plus grande attention » (ma traduction ; cf. aussi « Brexit : Lego retire ses publicités du ‘haineux’ Daily Mail », Le Figaro, 13 novembre 2016). Voici le texte complet où se trouve cette phrase :

« The main purpose for us as a company is to develop amazing, creative LEGO® play experiences to children all over the world. In order to do that successfully, we spend a lot of time listening to what children have to say. And when parents and grandparents take the time to let us know how they feel, we always listen just as carefully.

We are both humbled and honoured to see how much consumers all over the world express their care for our company and our brand. And we will continuously do our very best to live up to the trust and faith that people all around the world show us every day.

The agreement with The Daily Mail has finished and we have no plans to run any promotional activity with the newspaper in the foreseeable future. » (thejournal.ie).

On pourra consulter également la lettre du 4 novembre, postée sur Facebook à l’attention de Lego, par un amateur des jouets Lego, Bob Jones. Sur France Info, Bob Jones a notamment déclaré : « J’ai toujours vu les Legos comme un modèle de créativité et d’intégration, comme une manière de rassembler les gens. Et ce n’est pas du tout l’image que j’ai du Daily Mail qui relaie la tension raciale et la xénophobie. »

(4) Déclaration issue de « Lego retire ses pubs du Daily Mail, en raison de ses campagnes de ‘haine’ », L’Express, 13 novembre 2016.

(5) Dominic Ponsford, « Seeking an advertising boycott of newspapers you disagree with is an illiberal way to promote liberal values ».

(6) K. E. Goodpaster et J. B. Matthews Jr., « Can corporations have a conscience ? », Harvard Business Review, Janvier-Février 1982, p. 132-141. Cet article est disponible en ligne, sauf l’appendice consacré à la réponse à des objections.

[cite]

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