La campagne de publicité du magazine L’Etudiant à l’attention des lycéens, intitulée « Êtes-vous sûr du métier que vous allez choisir ? », avait provoqué un débat public dès sa sortie en janvier 2012. Les voix qui s’étaient élevées avaient dénoncé les stéréotypes sexistes que la campagne risquait de propager. L’Etudiant s’est défendu en affirmant que ces stéréotypes servaient précisément à susciter, chez les lycéens, une réflexion approfondie sur les fondements de leur orientation professionnelle après le Bac. La récente décision du Jury de Déontologie Publicitaire (JDP), qui avait été saisi de l’affaire, conforte la position de L’Etudiant. Les arguments échangés dans le débat soulèvent la question importante des effets des stéréotypes sur le jugement et l’action. Mais ils ne permettent pas de juger clairement de l’efficacité de l’utilisation de stéréotypes pour susciter une délibération.

 

1.

Dans sa décision rendue publique le 28 mars 2012, le JDP a rejeté les plaintes qui avaient été déposées début février par l’association Les chiennes de garde et un particulier. Selon le JDP, les quatre visuels de L’Etudiant ne violent pas la recommandation déontologique de la publicité « Image de la Personne Humaine ». Le débat semble donc clos. Les supports en question sont quatre visuels crayonnés évoquant quatre types de personnages : écrivain, kiné, footballeur, président de la République. Chaque visuel comprend une phrase spécifique – par exemple : « Je voudrais être footballeur pour avoir une femme de footballeur » – et est accompagné de la même question, destinée à des lycéens en attente d’orientation professionnelle : « Êtes-vous sûr du métier que vous allez choisir ? ».

Deux points méritent d’être soulignés sur la logique des textes figurant sur ces visuels. D’abord, chaque phrase spécifique commence par le verbe « vouloir » conjugué au conditionnel – « Je voudrais ». Cela signifie que celui qui la prononce (un lycéen) n’a pas encore fait son choix d’orientation professionnelle. Ensuite, chaque phrase spécifique comporte une raison suffisante justifiant ce choix. Or, dans le cas du footballeur, par exemple, cette raison (« avoir une femme de footballeur ») n’a pas de rapport direct avec le métier en question, contrairement à d’autres raisons possibles comme « mon amour du football » ou « mes talents naturels ». La raison « avoir une femme de footballeur » apparaît inappropriée, voire irrationnelle.

La conjugaison de ces deux points (« je voudrais » et non « je veux » ; raison présentée comme suffisante mais inappropriée) implique que le lycéen visé est sensible à la question : « Êtes-vous sûr du métier que vous allez choisir ? ». Par conséquent, ce lycéen peut encore délibérer. Après délibération, il pourra affirmer par exemple : « Toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire après avoir considéré tous les éléments d’information disponibles, je veux être footballeur ».

2.

Pourquoi cette campagne de publicité a-t-elle suscité des réactions hostiles ? À cause des « raisons suffisantes inappropriées » invoquées dans chacun des visuels, ainsi que de certains de leurs accompagnements graphiques – voir sur ce dernier point l’analyse proposée par Céline Curiol dans Libération le 20 janvier à propos du visuel « Je voudré être écrivin… » (1). Les critiques ont reproché à ces « raisons suffisantes » de reproduire et de renforcer des stéréotypes sexistes. Ainsi Céline Curiol a affirmé qu’« à jouer aux clichés, l’Etudiant prend le risque d’en propager ». Dans la même veine, l’association Les Chiennes de garde écrivit que « L’Etudiant ne déconstruit pas les clichés mais joue avec, au risque de les propager, et mélange travail et sexualité. Au lieu d’interpeller les étudiants au sujet de leur orientation, cette campagne joue avec les représentations sexistes : des filles forcément nunuches et des garçons considérant les femmes comme des objets sexuels. Les femmes sont d’ailleurs davantage stéréotypées que les hommes dans cette campagne : elles apparaissent, l’une manipulatrice, l’autre s’intéressant uniquement à l’apparence. Le seul défaut stéréotypique des hommes, en revanche, est d’aimer des femmes stéréotypées. Sous couvert d’humour, ce sont toujours les mêmes clichés ringards ! » Pour sa défense, L’Etudiant a confirmé que l’objectif de la campagne était effectivement, pour reprendre les termes des Chiennes de garde, « d’interpeller les étudiants au sujet de leur orientation ». L’Etudiant a précisé que ses « publications papier et web sont habitées par le souci de déconstruire les représentations dominantes en matière d’orientation ». « Quelles sont les cibles réelles de cette campagne ? », se  demandait-il. Sa réponse était sans ambiguïté : « Les stéréotypes. Sexistes, mais pas seulement. Nous visons les miroirs aux alouettes, l’univers du bling-bling et de l’argent facile, l’idée puérile selon laquelle on pourrait affronter les rigueurs du monde adulte avec les candeurs de l’adolescence à laquelle renvoient de manière on ne peut plus explicite notre parti pris graphique, mais aussi l’usage, sur l’affiche dont parle Céline Curiol, du langage SMS (…). » Le cœur de l’argument de L’Etudiant est que le processus d’orientation professionnelle doit consister en une délibération réfléchie et affranchie de l’influence de stéréotypes et de conditionnements. Les lycéens en sont capables, mais un tel processus réflexif est difficile car « il exige d’oser se projeter, d’oser confronter ses rêves au réel, de garder les pieds sur terre même quand on a la tête dans les étoiles. (…) Faire mine de croire que les processus d’orientation, aujourd’hui, se jouent hors de toute représentation, sexiste ou autre, c’est ignorer – ou faire semblant d’ignorer – les effets délétères des mécanismes sociaux, urbains, culturels ou économiques qui empêchent notre école et notre société d’aller vers plus de justice et de générosité. À notre mesure, nous combattons certains de ces effets au quotidien. Le plus souvent sur un ton sérieux ; parfois en passant par l’humour, confiants dans l’intelligence de notre public. » Dans sa décision publiée le 28 mars 2012, le JDP penche du côté de L’Etudiant en soulignant que la campagne en question « invite [le lycéen] à s’interroger sur les fondements de sa vocation ». Le JDP souligne ainsi que « les visuels retenus ont pour objet de faire prendre conscience aux jeunes de l’importance de ce choix qui ne saurait être guidé par des « a priori » ou des stéréotypes rapides. [La campagne publicitaire] est traitée au moyen de visuels représentant des cahiers scolaires sur lesquels figurent différents dessins au crayon illustrant le type d’appréciations rapides auxquelles un jeune ne doit pas se laisser aller pour exercer son choix. Si ces visuels utilisent manifestement certains stéréotypes, c’est sur le ton de l’humour et pour précisément mettre en garde contre eux. »

3.

Comment apprécier ce débat relatif à l’influence potentielle des stéréotypes sur le choix d’une orientation professionnelle ? Un aspect important du débat est que ce choix est considéré comme fondamental. Pour les lycéens, il s’apparente au choix d’un plan de vie. Ceci a deux effets contradictoires dans le cas de la campagne publicitaire de L’Etudiant. D’un côté, puisque le choix d’orientation est un choix crucial, il paraît peu probable qu’il puisse être influencé par des stéréotypes du type de ceux qui sont présentés dans les quatre visuels (2). Sans nier l’importance des stéréotypes – notamment leurs effets pratiques ou la fonction adaptative qu’ils remplissent dans le monde social –, il paraît peu probable qu’ils puissent sérieusement influencer un lycéen dans le choix de son orientation. Car choix crucial et stéréotype ne se situent pas au même niveau. Le premier est nécessairement conscient, réfléchi et gouverné par des règles de décision ; le second intervient dans des processus automatiques d’activation même s’il peut faire l’objet d’un contrôle conscient, voire non conscient (3). Par conséquent, si un stéréotype est mis en scène dans une image publicitaire, il risque de n’avoir aucun effet sur un choix crucial. Donc on peut avoir raison de penser qu’il ne peut avoir que deux effets résiduels : maintenir ou renforcer le stéréotype. C’est précisément l’argument des critiques de la campagne de L’Etudiant mentionnés à la partie 2. D’un autre côté, un stéréotype a des effets sur le comportement. L’activation d’un stéréotype est, comme le disent les psychologues Gordon Moskowitz et Peizhong Li, « bien plus commun et imperceptible qu’on ne le pense (on reconnaît rarement que des stéréotypes ont été activés) » (3). Un stéréotype peut influencer un jugement et un comportement. Le schéma suivant illustre la manière dont est représenté, dans le débat provoqué par les visuels de L’Etudiant, le rôle des stéréotypes mis en scène. La flèche rouge pleine désigne la manière la plus vraisemblable dont les stéréotypes sont censés pouvoir influencer le choix d’une orientation professionnelle – en biaisant la délibération qui, si elle est rationnelle, tient compte des informations pertinentes et combine de façon appropriée les désirs et les croyances de la personne.

Le trait vert vertical désigne ce qui est visé par la campagne de L’Etudiant : faire en sorte que les lycéens réagissent aux stéréotypes qui pourraient les influencer en neutralisant leurs effets. Les lycéens spectateurs des visuels sont censés, comme le suggère le JDP, « prendre conscience » de l’importance du choix d’orientation qu’ils ont à faire. L’un des moyens d’y parvenir est de faire « prendre conscience » des effets nuisibles que peuvent avoir les stéréotypes. Faire réagir à un stéréotype semble un moyen un peu fruste de susciter une délibération dans le cadre d’un choix crucial. Pourtant ce moyen vise à répondre à l’injonction de John Stuart Mill, qui affirmait que « si l’entretien de l’intelligence a bien une priorité, c’est bien de prendre conscience des fondements de nos opinions personnelles » (4). Et il n’est pas sans évoquer le modèle dominant du mécanisme de contrôle cognitif des stéréotypes en psychologie sociale. Selon ce modèle dit « dual », deux processus psychologiques sont à l’œuvre. Moskowitz et Li les décrivent ainsi : « un premier processus active le stéréotype sans que le sujet en ait conscience. Un second processus, par exemple l’activation de buts explicites incompatibles avec l’usage de stéréotypes, empêche le stéréotype déjà activé d’influencer la réponse du sujet » (3). Appliqué au visuel du footballeur, ceci signifie que le stéréotype « la femme du footballeur » est activé, mais qu’est activé en même temps un but visant à mener une délibération rationnelle. Ce but suffit à réduire au silence ce stéréotype. Celui-ci ne produit aucun effet et la délibération rationnelle sur l’orientation professionnelle peut commencer. Mais bien que réduit au silence par le but « délibérer sur un choix crucial », le stéréotype « la femme du footballeur » a quand même été activé. Il s’agit d’un effet secondaire. Le stéréotype en est-il ressorti renforcé ou discrédité ? Peut-être a-t-il été (un peu) discrédité, dans la mesure où les visuels de L’Etudiant ont suscité un débat public sur le danger des stéréotypes. Il s’agirait alors d’un effet secondaire de l’effet secondaire. Alain Anquetil (1) Dans une chronique intitulée « La bécasse et le footballeur » et diffusée sur France Culture le 17 janvier 2012, Marie Darrieussecq affirmait à propos du visuel du footballeur : « Il faut comprendre [en le regardant] que ses raisons d’être footballeur ne sont pas les bonnes et qu’il devrait reconsidérer son orientation ». (2) Un stéréotype désigne « un ensemble de croyances portant le plus souvent sur les traits de personnalité, mais aussi sur les comportements, caractéristiques partagées par un groupe de personnes » ( E. Drozda-Senkowska, Psychologie sociale expérimentale, Paris, Armand Colin, 1999). (3) Cf. G. B. Moskowitz et P. Li, « Egalitarian goals trigger stereotype inhibition: A proactive form of stereotype control », Journal of Experimental Social Psychology, 47, 2011, p. 103-116. Voir aussi Thierry Meyer, « Le modèle de Traitement Heuristique Systématique de l’information : motivations multiples et régulation du jugement en cognition sociale », L’année psychologique, 100(3), 2000, p. 527-563. (4) J. S. Mill, On Liberty, tr. fr. L. Lenglet, De la liberté, Paris, Gallimard, 1990.

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