Quand il s’agit de mobiliser les acteurs économiques privés en vue de sauvegarder la nature, par exemple d’appliquer l’Accord de Paris sur le climat, le mot « alignement » est souvent utilisé (1). On en trouve un exemple éloquent dans une lettre du 23 octobre 2019 signée par un collectif d’investisseurs institutionnels, dont le titre résume l’argument :

« L’industrie extractive australienne doit adopter une attitude proactive dans la mise en œuvre de politiques publiques alignées sur l’Accord de Paris sur le climat » (2).

Ces investisseurs appellent sans détour les entreprises minières australiennes à « aligner » leurs intérêts privés sur, selon les termes de l’Union européenne, un « plan d’action international visant à mettre le monde sur la bonne voie pour éviter un changement climatique dangereux, en maintenant le réchauffement planétaire largement en dessous de 2°C » (3). À cette fin, ils utilisent neuf fois des mots construits à partir de la racine align (parmi lesquels se trouvent trois occurrences de misalignment : « défaut d’alignement »), nombre auquel il faut ajouter deux occurrences du mot line, dans les expressions in line with (« conforme à », synonyme de aligned with) et to draw the line (« savoir où est la limite », dans « Deciding where the line should be drawn… »).  

Le double sens du verbe « aligner »

Cette singulière répétition suggère deux choses : premièrement, le mot « alignement » est supposé bien compris par les entreprises, puisque c’est à elles que la lettre est destinée ; deuxièmement, ce mot remplit une fonction impérative qui va au-delà de la simple recommandation. Cette double signification correspond aux sens propre et figuré du mot, le premier correspondant au fait de se placer sur la même ligne au sens de se conformer à une norme, le second manifestant l’impératif d’obéir à une autorité, de « se soumettre aux exigences d’une puissance politique » (4). Deux des occurrences du mot « alignement » présentes dans la lettre du 23 octobre 2019 combinent ces deux significations. La première explique en détail l’argument :

« Les entreprises devraient faire preuve de cohérence dans leur engagement avec les gouvernements et veiller à ce que tout engagement mis en œuvre en leur nom par des organismes professionnels soit conforme aux objectifs de l’Accord de Paris.

Le financement d’organisations professionnelles qui mènent des activités de lobbying en contradiction avec les positions déclarées par les entreprises est une préoccupation réelle, car il leur fait courir des risques importants. »

La seconde occurrence, qui constitue la phrase de conclusion, a la forme d’un avertissement :

« Les investisseurs [les signataires de la lettre en question] attendent des entreprises qu’elles s’assurent de leur alignement sur l’Accord de Paris, et que leurs ressources ne soient pas utilisées pour soutenir des associations professionnelles qui agissent en vue d’obtenir des gains à court terme, compromettant ainsi la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris et créant des risques à long terme pour les actionnaires. »

Ces deux passages décrivent deux causes possibles d’un mauvais alignement d’une entreprise quant au respect des prescriptions de l’Accord de Paris. La première suppose une dissonance entre ses déclarations publiques, celles qui affirment ses engagements envers l’environnement, et ses actes. La seconde a trait au financement d’actions de lobbying allant à l’encontre de l’Accord de Paris, des actions qui privilégieraient la recherche d’un intérêt financier à court terme.  

Adam Smith sur le « non-alignement » des marchands

Cette seconde cause peut sembler étonnante. Elle suggère en effet que des entreprises pourraient s’opposer malgré elles à la mise en œuvre de l’Accord de Paris, ce dont témoigne l’emploi de la forme verbale « s’assurer de » (« … attendent des entreprises qu’elles s’assurent … que leurs ressources ne sont pas utilisées pour soutenir… »). Sans doute Adam Smith, considéré par beaucoup comme le père du capitalisme, aurait-il considéré la clause « malgré elles » avec une grande suspicion. Il ne se faisait pas d’illusions sur l’engagement volontaire des marchands à l’égard de l’intérêt public. Il affirmait ainsi que des marchands ayant des intérêts voisins tendaient nécessairement à s’entendre, quitte à violer à la fois le principe de concurrence et l’intérêt général :

« Il est rare que des gens du même métier se trouvent réunis, fût-ce pour quelque partie de plaisir ou pour se distraire, sans que la conversation finisse par quelque conspiration contre le public, ou par quelque machination pour faire hausser les prix. » (5)

Plus loin dans La Richesse des Nations, il répétait le même argument, mais y ajoutait une mise en garde contre l’influence que les marchands peuvent exercer sur les décideurs politiques à travers ce que l’on nomme aujourd’hui le « lobbying » – on notera l’emploi significatif de l’adjectif « soupçonneux » :

« Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens [les marchands], doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions. » (6)

En mettant en garde les entreprises concernées contre des pratiques de lobbying allant à l’encontre de l’Accord de Paris, les signataires de la lettre du 23 octobre 2019 ont agi dans l’esprit des avertissements d’Adam Smith. Ils ont aussi exprimé l’idée que les intérêts matériels ont une logique telle qu’ils peuvent conduire à des pratiques contraires à l’intérêt propre de ces entreprises.  

Agir contre la nature : les chauves-souris et les abeilles

Que l’alignement avec l’Accord de Paris, ou avec tout dispositif encore plus efficace en faveur de la sauvegarde de la nature, nécessite de tels efforts de conviction peut sembler aberrant. Mais, pour les intérêts matériels, agir contre la nature peut, paradoxalement, constituer une option économique. Voici par exemple ce que Jean Gadrey et Aurore Lalucq écrivaient à propos de la disparition des chauves-souris aux Etats-Unis, alors que celles-ci ingèrent des insectes nuisibles pour l’agriculture, jouant ainsi un « rôle d’insecticide » :ainsi

« […] Pour les avocats de la croissance, la disparition de ces animaux pourrait s’avérer bénéfique du fait de l’expansion de la filière productrice de pesticides. Ce ne serait pas le seul exemple où une catastrophe – naturelle ou non – serait bonne pour le PIB ou neutre. » (7)

Le propos de Gadrey et Lalucq est de mettre en question les analyses reposant sur les démarches consistant à donner un prix à la nature pour justifier sa protection. Dans le cas des chauves-souris, leur valeur économique avait été estimée à 22,9 milliards de dollars par an pour l’agriculture américaine (8). Imaginons, suggèrent Gadrey et Lalucq, que l’on procède de la même façon avec les abeilles, dont on connaît le rôle crucial dans la pollinisation, et qu’on leur attribue une valeur économique de X milliards de dollars. Un autre calcul économique, indifférent à la valeur intrinsèque des abeilles, pourrait cependant encourager leur disparition. Voici ce que pourrait affirmer l’auteur de ce troublant calcul :

« Chers amis, vos calculs [ceux qui attribuent la valeur X aux abeilles] sont peut-être justes, mais nous en avons d’autres. Si l’on remplaçait vos abeilles pollinisatrices par de la pollinisation humaine, ce qui existe déjà, cela créerait des milliers d’emplois, une forte valeur ajoutée, ce serait bien meilleur pour le PIB que vos malheureux X milliards. »

 

Changer le langage

Les deux arguments que nous avons considérés – l’indifférence des marchands à l’égard de l’intérêt public et les effets pervers de prix donnés à la nature – jouent contre la possibilité de réaliser un « alignement » des intérêts des entreprises avec les termes de l’Accord de Paris. Mais peut-être ce mot, employé le plus souvent dans une acception technique, n’est-il pas bien choisi. Il véhicule l’idée d’une perte d’individualité, d’une uniformisation, d’un nivellement. Pour ceux qui, au nom de la défense de la liberté, croient en l’importance économique et politique d’une multiplicité de centres de décision autonomes, la référence à un alignement peut suggérer la soumission à une volonté unique. C’est injuste pour ce mot, bien sûr. Mais si le langage joue effectivement un rôle dans la délibération et l’action, il serait sans doute opportun de lui trouver un remplaçant. Alain Anquetil (1) Voir par exemple J. Rayner, M. Howlett & A.Wellstead, « Policy mixes and their alignment over time: Patching and stretching in the oil sands reclamation regime in Alberta, Canada », Environmental Policy and Governance, 27, 2017, p. 472-483 ; A. Cseh, « Aligning climate action with the self-interest and short-term dominated priorities of decision-makers », Climate Policy, 2018 ; Y. Glemarec, « Aligning national interests and global climate justice: The role of human rights in enhancing the ambition of nationally determined contributions to combat climate change », Fudan Journal of the Humanities and Social Sciences, 12, 2019, p. 309-327. (2) « The Australian extractive sector needs to be proactive in enabling Paris-aligned public Policy », The Investor Group on Climate Change (IGCC). Je mets les italiques. (3) Source : Union européenne. (4) Source : Dictionnaire de la langue française Le Robert. (5) A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776, R. H. Campbell et A. S. Skinner (dir.), Oxford University Press, 1976, tr. fr. G. Garnier revue par A. Blanqui, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, GF-Flammarion, 1991. (6) Ibid. Voir aussi G. R. Bassiry & M. Jones, « Adam Smith and the ethics of contemporary capitalism », Journal of Business Ethics, 12(8), 1993, p. 621-627. (7) J. Gadrey et A. Lalucq, Faut-il donner un prix à la nature ? Les Petits Matins / Institut Veblen, 2015. (8) D’après J. G. Boyles, P. M. Cryan, G. F. McCracken & T. H. Kunz, « Economic importance of bats in agriculture », Science, 332, 2011, p. 41-42. Les auteurs affirment qu’« en [reprenant les données] obtenues à partir de l’agroécosystème du Texas, où domine la culture du coton, et la surface de terres cultivées dans la partie continentale des États-Unis en 2007, nous estimons que la valeur des chauves-souris pour l’agriculture est d’environ 22,9 milliards de dollars par an. » [cite]

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