Didier Lombard, l’ancien PDG de France Télécom, a été mis en examen le 4 juillet dernier pour harcèlement moral – comme, deux jours plus tard, l’entreprise France Télécom. Celle-ci a connu une grave crise sociale alors que son plan stratégique « NEXT », adopté en juillet 2005, était mis en œuvre – 35 salariés de l’entreprise se sont suicidés entre 2008 et 2009. C’est dans ce contexte que le journal Le Monde daté du 4 juillet a publié une tribune de Didier Lombard. Les réactions qu’elle a provoquées méritent une brève analyse morale. Au-delà des types d’arguments proposés par l’ancien dirigeant de France Télécom et du contexte juridique dans lequel ils se situent, son discours témoigne plus généralement, mais de façon significative, de l’importance de la distinction entre les points de vue personnel et impersonnel sur la moralité d’une décision.

La tribune de Didier Lombard, intitulée « France Télécom n’a pas agi contre ses salariés », a provoqué des réactions de nature morale (« indignation », « déni », « cynisme ») ou juridique (liées notamment, comme le précise l’avocat Olivier Cahn interviewé par Novethic, au fait de savoir si les décisions de restructuration interne en question relevaient de « l’exercice normal du pouvoir de direction et de contrôle » et s’il existait une intention de nuire aux salariés concernés).

Ainsi Delphine Mayrargue, secrétaire nationale adjointe du Parti socialiste au travail et à l’emploi, affirme dans un article du Monde paru le lendemain de la publication de la tribune que l’ancien PDG de France Télécom manifeste le même genre d’« incompréhension devant les drames humains, personnels et collectifs, qui ont frappé France Télécom sous sa direction, donc sous sa responsabilité ». Point intéressant, elle rapporte cette supposée « incompréhension » au « cynisme ambiant », précisant qu’il ne se réduisait ni à un « aveuglement », (…) ni même sans doute [à un] mépris à l’égard des victimes et des salariés de France Télécom ». Selon elle, le « plaidoyer » de l’ancien PDG de France Télécom est « fait avec l’alibi de la fatalité et l’arrogance du modèle unique. La mondialisation concurrentielle imposait d’emprunter cette voie unique et tant pis pour celles et ceux qui restaient sur le bas côté (« pour autant, la mise en place de ces plans s’imposait dans le contexte dans lequel a évolué France-Telecom » [citation issue de la tribune de Didier Lombard]). » Et elle ajoute, à propos de la phrase « Le terme de survie n’est pas exagéré » : « Le cynisme est très profond, il s’instille dans le mode de pensée dès lors que celle-ci ne raisonne que par et pour le marché, la compétitivité à court terme et la rentabilité financière ».

Un article publié par Novethic le 9 juillet remarque que, « pour l’ex-PDG de France Télécom, c’est le déni ». Référence est faite à la tribune du 4 juillet où celui-ci affirme : « Je suis conscient que les bouleversements qu’a connus l’entreprise ont pu provoquer des secousses et des troubles. Mais je conteste avec force que ces plans indispensables à la survie de l’entreprise aient pu être la cause des drames humains cités à l’appui des plaintes. » Cette position a, selon l’article de Novethic, « de quoi susciter l’indignation dans le personnel, digérant déjà mal le fait que leur patron ait empoché quelques 10 millions d’euros et une retraite chapeau de 300.000 euros, de source syndicale. « Cette réaction est indécente : la direction savait qu’elle organisait la violence sociale, elle en connaissait les risques », tranche Sébastien Crozier [Président du syndicat CFE-CGC-UNSA à France Telecom Orange] (…) ».

Le Figaro du 5 juillet fait par ailleurs état de la réaction d’un technicien de France Télécom, Yonnel Dervin, qui s’était poignardé en 2009 au cours d’une réunion. Il demande des « excuses publiques » : « J’attends que ce monsieur nous livre des explications et des excuses pour les familles », affirme-t-il. « Je ne suis pas prêt d’oublier le jour où il a évoqué la « mode des suicides ». Ce sont des paroles extrêmement blessantes. »

Ces réactions – dont le compte-rendu n’est pas exhaustif – s’appuient sur des arguments déployés dans la tribune du 4 juillet (spécialement celui de la survie) et des explications (par exemple le mode de pensée cynique mis en exergue par Delphine Mayrargue, quoique les points de vue varient sur le caractère volontaire de ce cynisme). D’autres arguments ont été présentés dans le texte signé par l’ancien PDG de France Télécom : complexité et influence du contexte, absence d’intention de nuire aux salariés à travers les plans de réorganisation interne, souci du futur de l’entreprise et de son personnel, problèmes de structure financière (liés en particulier au niveau d’endettement), urgence des mesures d’adaptation de l’organisation, connaissance intime de l’entreprise par son PDG en raison de son expérience professionnelle. L’argument principal de la tribune reste cependant celui de la survie de l’entreprise – un argument fondamental bien que son auteur affirme qu’il n’y a pas, selon lui, de lien causal entre les plans stratégiques qui avaient été décidés en vue de la survie et les « drames qui ont frappé certains collaborateurs de l’entreprise » (1).

Ces éléments méritent d’être complétés par une remarque liée au contenu de l’introduction de la tribune. On y trouve le passage suivant : « Quelques années ont passé et la mémoire de chacun, et la mienne en particulier, demeure toujours aussi vive des drames qui ont frappé certains collaborateurs de l’entreprise. Je ne connaissais personnellement aucune des personnes citées par les plaintes. Même si France Télécom compte en France près de 100.000 salariés, un drame est toujours un drame de trop : il est insupportable ». Puis, un peu plus loin : « Je déplore profondément les décès, les maladies et le désarroi, et je partage le chagrin des familles endeuillées. Aucun chef d’entreprise responsable ne peut accepter le malheur qui frappe ses collaborateurs. »

Que signifient ces commentaires d’un point de vue moral ? Ils tendent à rapprocher – l’ambition de la tribune est même de les confondre – les perspectives personnelles (l’adverbe « personnellement » est expressément cité) et impersonnelles relatives aux drames en question. En témoigne la phrase : « Même si France Télécom compte en France près de 100.000 salariés, un drame est toujours un drame de trop : il est insupportable », et plus encore celle-ci : « Aucun chef d’entreprise responsable ne peut accepter le malheur qui frappe ses collaborateurs ».

En raison de sa position au sommet de la hiérarchie, le dirigeant d’une grande organisation remplit une fonction intrinsèquement impersonnelle (« Je ne connaissais personnellement aucune des personnes citées par les plaintes »). Ses décisions ont des conséquences sur les membres de l’entreprise, mais ce sont des conséquences indirectes dans la mesure où ses directives sont relayées par les niveaux hiérarchiques. Or, la tribune de l’ancien PDG de France Télécom fait état d’une perspective personnelle sur les drames qui se sont produits dans l’entreprise. Elle vise à démontrer le fait que le caractère impersonnel d’une fonction de dirigeant n’exclut pas une authentique appréciation personnelle des questions morales posées par les activités de l’organisation, en particulier par les plans de réorganisation interne.

La distinction entre les caractéristiques personnelles et impersonnelles d’un dilemme moral ou d’une action morale est une distinction complexe (2). Elle ne recouvre pas seulement la différence entre la personne et le rôle que celle-ci assume au sein de son organisation. Elle dépend aussi des rapports de pouvoirs, de la distance hiérarchique et des « modes de pensée » habituels dont parlait Delphine Mayrargue. Ce sont eux qui favorisent ce que l’on pourrait appeler la dérive « impersonnelle », c’est-à-dire la tendance à atténuer l’importance des conséquences morales négatives des décisions. Elle est bien sûr inhérente aux organisations complexes dans lesquelles une distance entre une décision managériale de haut niveau et ses conséquences est en quelque sorte institutionnalisée. C’est cette distance que déplorait Yonnel Dervin lorsqu’il affirmait : « Je n’ai pas eu un mot de compassion de la part de la haute hiérarchie ». Sa phrase révèle peut-être à quel point le caractère impersonnel et indirect de la position des dirigeants des grandes organisations affecte la manière dont ils perçoivent la moralité de leurs décisions (3). Elle révèle aussi la portée rhétorique et morale des perspectives personnelles présentes dans le plaidoyer de l’ancien PDG de France Télécom.

Alain Anquetil

(1) On notera qu’il est parfois présenté à l’aide d’un vocabulaire emprunté à la vie organique, celle de tout organisme vivant : « l’entreprise a failli être emportée par un surendettement » ; « le terme de survie n’est pas exagéré » ; « la mue du groupe » ; « l’ardente nécessité de s’adapter en permanence aux nouvelles contraintes » (je mets les italiques).

(2) La distinction personnel / impersonnel est importante dans la psychologie morale contemporaine. Joshua Greene, en particulier, propose différents critères permettant de distinguer un dilemme éthique ou un acte immoral (moral violation) selon qu’il a un caractère personnel ou impersonnel. L’un de ces critères est qu’un dilemme éthique ou un acte immoral à caractère personnel suppose que son auteur soit un agent moral – qu’il soit authentiquement l’auteur de son acte – alors qu’un acte immoral à caractère impersonnel implique une certaine distance entre l’acte et le tort causé. Cf. J.D. Greene, « Cognitive neuroscience and the structure of the moral mind », in S. Laurence, P. Carruthers et S. Stich (éd.), The innate mind: Structure and contents, New York, Oxford University Press, 2005.

(3) Je m’inspire ici directement de la recherche de N. Paharia, K.S. Kassam, J.D. Greene et M.H. Bazerman, « Dirty work, clean hands: The moral psychology of indirect agency », Organizational Behavior and Human Decision Processes, 109, 2009, p. 134-141.

 

Le prochain article du blog d’éthique des affaires sera publié le 30 août 2012.

Bonnes vacances.

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