La partie du projet de loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) relative à l’objet social des entreprises est portée par la force de convictions et la reconnaissance de différentes catégories d’intérêts. « L’entreprise ne se résume pas à la réalisation de profits : elle a une dimension sociale, environnementale », déclarait Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, le 9 mars 2018 dans un tweet à l’occasion de la remise du rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » (1). La coïncidence volontaire, du moins jusqu’à un certain point, d’une idée (j’emploie le mot « idée » pour résumer les « convictions » qui orientent et justifient la réforme) et d’intérêts soulève la question conceptuelle et pratique de la relation entre idée et intérêt. Cet article vise à spécifier l’enjeu de cette relation, qui sera examinée sous des angles variés dans les articles suivants.

1.

Idées et intérêts

Commençons par la manière dont ces deux concepts sont utilisés dans le cadre du projet de réforme de l’objet social de l’entreprise. Il y a, d’une part, la conviction clairement affirmée dans le rapport précité que « l’entreprise a une raison d’être et contribue à un intérêt collectif » (2). Cet « intérêt collectif » ne doit pas être confondu avec l’intérêt général puisque « le rôle premier de l’entreprise n’est pas la poursuite de l’intérêt général ». En effet, l’intérêt collectif se comprend à l’échelle d’une entreprise, alors que « l’expression de l’intérêt général demeure du ressort de la loi ». Le satisfaire revient à rechercher « un équilibre entre les personnes et groupes y prenant part ». La lettre de mission et les propos de la ministre du travail, Muriel Pénicaud, affirmaient plus généralement la « conviction […] que l’entreprise est un outil puissant pouvant apporter une forte contribution à l’intérêt général, dès maintenant et pour les générations futures », la ministre ajoutant que « cette vision du capitalisme [est celle] que nous voulons promouvoir ». Il y a, d’autre part, la sphère des intérêts. À côté de l’intérêt général et de l’intérêt collectif sont invoqués, dans le rapport du 9 mars 2018, les intérêts particuliers, l’intérêt commun des associés et l’intérêt des actionnaires, l’intérêt social de l’entreprise (« l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même », suivant le rapport Viénot de 1995, ou « l’intérêt supérieur de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome », selon la qualification du rapport précité), l’intérêt propre de la société et de l’entreprise comme « concrétisation économique d’une « raison d’être » », l’intérêt des parties prenantes, l’intérêt public et l’intérêt privé, ainsi que, dans d’autres acceptions, l’intérêt bien compris et l’intérêt immédiat ou à court terme.  

2.

Primauté de l’idée ou primauté des intérêts

Le projet de réforme semble reposer sur le postulat que des normes inscrites dans l’objet social d’une entreprise permettraient de concilier la recherche du profit et la réalisation de sa raison d’être. Ce postulat implicite s’inscrirait au sein de la thèse plus générale selon laquelle une idée est susceptible de façonner des intérêts, de les contraindre, voire de les déterminer. Il s’agit naturellement ici d’une idée élaborée intentionnellement, qui est proche d’un projet ou d’un plan. Elle n’a rien à voir avec l’influence qu’exercerait par exemple la « structure institutionnelle des marchés, des firmes et du système politique » sur des intérêts subjectifs ou objectifs (3). En bref, selon cette conception, l’idée aurait la primauté sur les intérêts. Mais on peut défendre la position inverse. Les intérêts pourraient eux-mêmes façonner, contraindre ou déterminer la production des idées. Les intérêts matériels, en particulier, peuvent, selon cette conception, influencer les idées, celles-ci étant conçues comme des « façon[s] particulière[s] de se représenter le réel, de voir les choses » qui sont en arrière-plan de projets, de plans, de « modèle[s] conçu[s] par l’esprit d’ouvrages à exécuter » – une autre définition de l‘idée (4). Il est également possible d’envisager qu’il ne convient pas d’opposer les idées et les intérêts, ni conceptuellement, ni pratiquement. Dans le champ des actions humaines, ces notions se trouveraient en interaction, par exemple en interaction dialectique. On peut également défendre la thèse que les idées et les intérêts ne sont pas dans une relation directe, qu’ils font partie de processus antérieurs à l’action dans lesquels interviennent d’autres facteurs – comme des « images du monde », sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement –, ou encore qu’ils dépendent de cadres de référence culturels.  

3.

Conclusion provisoire

Suivant la perspective que l’on choisit, l’appréciation d’une réforme telle que celle portant sur l’objet social des entreprises prend un contenu différent. Si, par exemple, on souscrit à la thèse que les intérêts ont la primauté sur les idées au sens où ils constituent les déterminants ultimes de l’action – les idées remplissant alors une fonction instrumentale, au service des intérêts ou d’un arbitrage entre des intérêts –, alors on est conduit à considérer que la réforme est portée par des intérêts. Ceci ne signifie pas que les idées (les « convictions ») avancées pour la justifier sont dépourvues de valeur ou insincères, mais que l’ensemble de l’argumentation est, au bout du compte, porté par des intérêts. Il n’est évidemment pas dans notre intention de prendre position sur cette question. Nous essaierons seulement d’éclaircir le débat sur la forme, non sur le fond. Et nous rendrons compte des arguments échangés sur les relations entre les idées et les intérêts, des arguments qui s’inscrivent non seulement au sein des sciences sociales, mais aussi dans la littérature romanesque. Alain Anquetil (1) Rapport établi par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard et remis le 9 mars 2018 aux ministres de la transition écologique et solidaire, de la justice, de l’économie et des finances, ainsi que du travail. (2) Les citations ou expressions entre guillemets reproduites dans cette section sont issues du rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif ». (3) J’emprunte ces mots à Sascha Münnich, « Interest-seeking as sense-making: Ideas and business interests in the New Deal », European Journal of Sociology / Archives Européennes de Sociologie / EuropäischesArchiv für Soziologie, 52(2), 2011, p. 277-311. Selon Münnich, les intérêts subjectifs sont ceux que poursuit consciemment une personne ou un groupe, alors que les intérêts objectifs reflètent des positions sociales. (4) La première citation provient du Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2010, la seconde de Jules Lachelier dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, PUF, 18ème édition, 1996. [cite]

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