En lisant le dossier du journal Libération du 10 février 2016 sur ce qui est qualifié aujourd’hui de « scandale Areva » (« Areva : Les dessous d’un scandale d’État », 10 février 2016) et en écoutant l’émission « Pièces à Conviction » de France 3 diffusée le mercredi 17 février, je n’ai pas remarqué que le mot « éthique », ou l’un de ses synonymes, avait été employé (1). Pourtant, si l’on recherche les mots clés qui sont présents dans ces deux dossiers, on constate que beaucoup ont un rapport étroit avec l’éthique de l’entreprise. C’est à ces mots clés, et à la manière de les interpréter, que le présent billet est consacré. En voici une liste que j’ai établie sans souci d’ordre et sans me limiter à un mot unique (certains guillemets ont été omis mais chacune des expressions a été utilisée dans l’un ou l’autre des dossiers) : optimisme (relatif aux prévisions d’exploitation des gisements d’Uramin) (2), opportunité rare (l’acquisition d’Uramin), mensonge, dissimulation (3), fuite en avant (4), « Le train était parti » (5), dysfonctionnement majeur, aveuglement irrationnel (6), alertes internes (7), omerta (8), déni (9), soupçons de conflit d’intérêt (10), soupçons de corruption (11), soupçons de délit d’initié (12), manque d’expérience (13), manquements, grands corps de l’État (14), charme considérable, volonté de pouvoir absolument farouche (15). Il n’est pas étonnant, à la lecture de cette liste, que le mot « éthique » n’ait pas été mis en avant, ni même cité, dans les textes décrivant le « scandale Areva » (16). Car l’une des impressions produites par cette affaire est celle d’une opacité qui laisse penser qu’avant de mener une analyse morale – avant de se demander, par exemple, si le code éthique de l’entreprise couvrait les processus organisationnels concernés, si on y a fait référence pour motiver des décisions importantes ou si des investigations internes ont été menées en vue de s’assurer de son respect,– il convient de mener une analyse stratégique et organisationnelle, incluant un examen de l’efficacité des dispositifs de gouvernance et de contrôle de l’entreprise, ainsi que du style de leadership de ses dirigeants. S’ajoute à cette impression ténébreuse (17) une permanence dans le temps. L’intervalle temporel au cours duquel se sont développées les affaires citées en référence couvre à peu près la période 2003 – 2011. Sa longueur oriente la recherche d’explications vers des processus organisationnels, spécialement les modes de gouvernance et de contrôle de l’entreprise qui ont été largement mis en avant dans la presse, et vers des processus psychosociologiques, par exemple l’escalade de l’engagement, qui désigne la « tendance que manifestent les gens à ‘s’accrocher’ à une décision initiale même lorsqu’elle est clairement remise en question par les faits » (18), ou la pensée de groupe, qui conduit les membres d’un groupe à supprimer « leurs doutes sur une ligne de conduite envisagée, donnant ainsi une illusion de consensus, illusion qui à son tour décourage à la fois ceux qui y sont favorables et ceux qui doutent à explorer plus avant les faiblesses de la proposition et à envisager des alternatives » (19). Pour éclairer cette affaire, on pourrait sans doute aussi relire l’ouvrage du sociologue Pierre Lascoumes dans lequel il décrivait l’affaire dite des « avions renifleurs », un cas qui illustrait, selon ses termes, « l’entremêlement de pratiques ordinaires et transgressives », l’apparition de « rationalités déviantes » dans une « organisation d’apparence rationnelle et efficace » et la question du contrôle des entreprises publiques (20). Dans la littérature de l’éthique des affaires, surtout américaine, on trouve parfois une distinction qui pourrait être invoquée pour réfléchir au cas Areva. Elle concerne deux catégories d’explications de conduites immorales au sein d’une organisation : une explication centrée sur un individu isolé, c’est-à-dire un élément moralement défaillant au sein d’un collectif humain ayant une conduite morale – ce que la littérature désigne par l’expression « bad apple » ; une explication centrée sur l’organisation elle-même, dont le fonctionnement, ou chacun des membres, seraient intrinsèquement immoraux – le problème n’est plus alors d’identifier un « individu moralement défaillant » et d’expliquer comment il a pu, au sein d’un collectif éthique, se conduire de façon immorale, mais il est de comprendre la possibilité d’existence et la logique de fonctionnement d’un ensemble humain non éthique (un « bad barrel », c’est-à-dire, littéralement, un « cageot de pommes pourries »). La distinction peut paraître grossière et peu discriminante, mais elle présente deux intérêts. En premier lieu, la distinction bad apple – bad barrel n’est pas étanche. Un « mauvais élément » peut, sous certaines conditions, avoir un effet sur l’ensemble. Comme le dit le proverbe : « Il ne faut qu’une brebis galeuse pour gâter tout un troupeau ». Pour l’exprimer de façon emphatique, la distinction suggère de s’intéresser au processus de propagation du mal d’un individu vers le collectif. En second lieu, elle semble avoir une contrepartie juridique. Les juges, en effet, en tout cas les juges américains, l’emploieraient pour décider si, dans un cas de fraude, il est opportun de poursuivre une organisation en tant que telle. En 2002, le journal en ligne d’analyse de la vie des affaires de la Wharton School de l’université de Pennsylvanie (Knowledge@Wharton) publia un article : « Enron and Andersen: Bad Apples or Bad Barrel? », qui traitait spécifiquement de cet aspect. Le point de départ de sa réflexion provenait du fait que le cabinet Arthur Andersen avait été poursuivi en tant que personne morale dans le sillage de l’affaire Enron alors que, s’agissant du cas Enron, seules des personnes physiques l’avaient été. Pour répondre à la question « Pourquoi, dans un cas, s’en prendre à l’entreprise, et dans l’autre, à des individus ? », le journal de la Wharton School interrogea l’un de ses éminents professeurs d’éthique des affaires, Thomas Dunfee, également professeur de droit. Sa réponse recourut aux notions de bad apple et de bad barrel (que je traduis ci-dessous par « mauvaise brebis » et « mauvais troupeau », même s’il en résulte une certaine étrangeté) :

« Une partie de la littérature de l’éthique des affaires distingue la mauvaise brebis du mauvais troupeau. La question est de savoir en quelles circonstances une organisation ayant un comportement moral bien que disposant, en son sein, de quelques mauvais éléments, devient par nature un « mauvais troupeau » parce qu’il existe une masse critique de mauvaises brebis ou parce que des facteurs externes ont fini par avoir une influence néfaste sur la qualité du troupeau. »

Dunfee suggère que si l’entreprise Enron n’a pas été poursuivie en tant que personne morale, c’est parce que les conduites immorales de certains de ses dirigeants et salariés n’avaient pas « imprégné » l’organisation. Par contraste, Andersen aurait manifesté des « défaillances systémiques » (systemic failures), ce constat étant inféré de mises en cause sur différents dossiers, ce qui pousse Dunfee à conclure ceci : « As a result, the government might have come to view Andersen as a bad barrel ». Si l’on essaie d’appliquer la distinction bad apple bad barrel au cas Areva, on risque de ne pas aboutir à grand-chose. La première raison tient, on l’a déjà signalé, au caractère très général de la distinction, qui la rend peu informative. Mais une autre raison intervient ici. Elle vient de ce que cette distinction doit reposer sur une morale de l’intention si elle prétend qualifier une organisation de bad barrel, c’est-à-dire d’ensemble humain intrinsèquement mauvais. Car elle doit être en mesure de prouver qu’il existe en son sein une « masse critique » d’individus moralement défaillants, en considérant, cela va de soi, les diverses contraintes qui pèsent sur eux du fait de leur appartenance à une organisation. Et elle ne peut le faire qu’en déchiffrant leurs intentions, leurs réserves sur ce qu’ils devaient accomplir, les alertes qu’ils ont lancées ou essayé de lancer, et d’autres choses encore. Or, ce qui a été révélé dans la presse à propos du « scandale Areva » suggère que ce genre d’exercice serait, dans le cas d’espèce, sans issue. Alain Anquetil (1) Les sources du soi-disant scandale sont d’une part l’acquisition pour 1,8 milliards d’euros, en 2007, d’Uramin, une entreprise d’exploration minière qui était susceptible de permettre à Areva d’exploiter trois mines d’uranium en Afrique (montant auquel il convient d’ajouter les investissements consentis sur le site de Namibie où la production est, selon Libération, « quasi nulle », des investissements dont Le Monde indique qu’ils s’élèvent à 1,25 milliards d’euros), d’autre part les retards de livraison et l’augmentation du coût net, pour Areva, de la construction du réacteur EPR Olkiluoto en Finlande. D’autres sujets, en particulier le retard et le coût de la construction d’un réacteur EPR à Flamanville dans la Manche » (voir « Nouveau report de la mise en service de l’EPR de Flamanville », Le Monde, 3 septembre 2015) et le coût de la stratégie d’investissement dans les énergies renouvelables (voir l’article des Echos du 3 août 2014 : « La stratégie d’Areva dans les renouvelables n’a pas porté ses fruits ») n’ont pas été abordés dans le dossier de Libération et n’ont été que mentionnés dans le débat conclusif de l’émission « Pièces à Conviction ». Par ailleurs, le mot « scandale » a récemment été employé, entre autres, par Paris Match (« Areva, enquête sur un désastre d’État », sous la rubrique « scandale »), France Inter (« Uramin : le scandale caché d’AREVA »), et Capital (« Scandale Areva-Uramin : le rôle obscur du mari d’Anne Lauvergeon »). (2) Le thème de l’optimisme était également présent dans l’émission « Pièces à conviction » à propos du réacteur EPR en cours de construction en Finlande. L’une des personnalités interviewées affirmait ainsi : « C’est toujours la même histoire. On vous explique qu’on a un produit génial et que même si on le vend à perte sur les premiers exemplaires, il va connaître un tel succès qu’on va se retourner ». (3) Voir l’article des Echos du 12 mai 2014, « Les principaux extraits du prérapport de la Cour des comptes sur Areva », constitué, comme son titre l’indique, d’extraits d’un rapport préliminaire de la Cour des comptes sur l’entreprise, dont celui-ci : « Si obscures que soient certaines péripéties de l’affaire UraMin dont les tribunaux ont encore à connaître, celle-ci laisse apparaître des fautes individuelles ou des manquements, ne serait-ce que des défauts de surveillance, voire de la dissimulation, certes difficiles à apprécier mais que le groupe, selon les documents disponibles, n’a pas cherché à élucider. La direction a invoqué un dysfonctionnement de la gouvernance du groupe, formule trop vague pour clore une affaire grave. » (Cf. également Le Monde du 13 mai 2014, « Areva: la Cour des comptes accable la gestion Lauvergeon ».) (4) L’article des Echos place cet extrait du prérapport de la Cour des Comptes sous la rubrique « Stratégie : la fuite en avant » : « Les plans stratégiques successifs reflètent la course à la croissance par les investissements poursuivis jusqu’en 2011. Les inquiétudes de la tutelle sur ce modèle de développement croissent durant la période jusqu’à conduire au virage stratégique de 2011. La stratégie d’expansion se heurte directement à l’insuffisance progressive des moyens du groupe, surtout dans un contexte où quelques décisions majeures conduisent à des pertes importantes minorant la capacité d’endettement ; et le choix de sortie de ce dilemme n’est jamais clairement fait, entre l’ouverture du capital ou le frein mis aux ambitions. » (5) Expression liée à la « fuite en avant » : « Une fuite en avant parfaitement résumée par un ancien cadre de la division Mines : ‘On a bien senti que cela ne collait pas, et malgré tout on a continué à construire, à investir dans une usine. Le train était parti et il ne fallait plus l’arrêter. Personne n’a appuyé sur le frein’. » (« Uramin : du leurre en barres », 10 février 2016.) (6) Ces deux expressions sont attribuées par Libération (« Uramin : du leurre en barres », 10 février 2016) à des « ingénieurs spécialistes de la mine ». (7) « […] Pour justifier le rachat d’Uramin, il faut des résultats rapides. Malgré les alertes internes, Areva va donc continuer à investir massivement dans ses mines. » (Ibid.). (8) « Face aux policiers, l’ancien responsable de l’audit au sein du groupe s’est étonné que le dossier Uramin ait été ‘systématiquement écarté’ des procédures de contrôle, évoquant une ‘certaine omerta’ sur le sujet. » (Ibid.) (9) « […] Laisser apparaître le fiasco est inenvisageable. Un épisode, rapporté par plusieurs sources internes, est particulièrement révélateur de ce déni. » (Ibid.) (10) Ibid. (11) Voir « Pertes de 10 milliards d’euros, démantèlement, plan social, soupçons de corruption… » (Pièces à conviction : « Areva, de fiasco en scandale d’État ») (12) Ibid. Cf. aussi « UraMin-Areva : enquête sur un délit d’initié » (Le Monde, 2 octobre 2015 ). (13) Ibid.  Le site de l’émission « Pièces à conviction » emploie l’expression « Défaut de compétence technique ». Voir aussi ces propos d’un article de L’usine nouvelle du 20 janvier 2010 à propos de l’EPR de Flamanville : « Le chantier souffre à la fois de la difficulté à fixer un véritable échéancier pour un prototype, du manque d’expérience des ingénieurs, dont les bâtisseurs de centrales sont partis à la retraite, et des demandes accrues de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). » (« Deux ans de retard pour l’EPR de Flamanville »). (14) L’ancienne présidente du Conseil de surveillance d’Areva était membre d’un grand corps de l’État, point qui est mentionné dans l’émission « Pièces à conviction » et avancé comme une explication de la temporalité de la situation. (15) Deux caractéristiques attribuées par l’un des invités de l’émission « Pièces à conviction » à l’ancienne présidente du Conseil de surveillance d’Areva. (16) Le mot « éthique » n’a pas plus été repéré dans d’autres articles de février 2016 sur la situation d’Areva. On notera par ailleurs que certains des mots clés identifiés (conflit d’intérêt, délit d’initié et corruption) figurent dans la charte des valeurs d’Areva de novembre 2015. (17) Adjectif utilisé par Le Monde dans l’article « Areva et la ténébreuse affaire UraMin » du 10 février 2016. (18) R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble, 2014. (19) L. Ross et R. E. Nisbett, The person and the situation ; Perspectives of social psychology, McGraw-Hill, 1991. (20) P. Lascoumes, Elites irrégulières. Essai sur la délinquance financière, Paris, Gallimard, 1997.  

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