Second billet sur la pensée critique. Si la pensée critique est à la mode depuis la fin du 20ème siècle elle fait l’objet, paraît-il, d’un « mouvement » : le « mouvement de la pensée critique » (critical thinking movement),– sa mise en œuvre pratique aurait souffert de différents défauts que Matthew Lipman, spécialiste américain des sciences de l’éducation, a mis en exergue et proposé de corriger. J’indique rapidement quelques-uns des ces défauts, qui sont plus spécifiquement relatifs à la pratique de la pensée critique au sein de l’enseignement élémentaire, puis je donne un exemple concret de formation d’élèves du primaire à l’esprit critique, un exemple qui souligne le rôle des connecteurs logiques relevant de cette activité mentale particulière. Dès l’introduction de son ouvrage Thinking in Education, Lipman inventorie plusieurs défauts de la pratique de la pensée critique au sein de l’école élémentaire : manque de substance et de référence à la logique et à la psychologie ; impréparation des enseignants ; appel insuffisant à l’imagination et à la pensée créatrice, ainsi qu’à l’évaluation et à la discussion des élèves autour des valeurs en jeu dans un cas ; rôle également insuffisant accordé au moment clé de la pensée réflexive qu’est le jugement ; absence d’un arrière-plan conceptuel suffisamment structurant pour les enseignants, reliant notamment la pensée critique (critical thinking), la pensée créatrice (creative thinking) et la pensée évaluative ou « vigilante » (caring thinking, « pensée vigilante » étant la traduction proposée par la traductrice de l’ouvrage de Lipman, Nicole Decostre, de cette expression créée par l’auteur) (1). Dans la seconde édition de Thinking in Education, Lipman accorde une place particulière au langage naturel et à son lien avec l’éducation. S’inspirant du philosophe pragmatiste George Herbert Mead, il souligne également l’importance de différents éléments : l’expérience vécue par les élèves dans le cadre de la classe ; le contexte des situations qui leur sont proposées ; le fait que ces situations ne sont pas de simples adaptations de situations vécues par les adultes ; enfin, le rôle de médiateur (plutôt que de détenteur d’un savoir lui conférant une position dominatrice) qui devrait être joué par l’enseignant. Ce dernier point se vérifie notamment en matière de débat moral. Lipman rejette les méthodes de discussion qui se réfèrent à des positions a priori, faisant soi-disant autorité sur le plan moral. Il rejette aussi les méthodes qui reposent sur l’hypothèse que, les élèves étant déjà équipés de distinctions morales (telles que la « cruauté » ou la « bienveillance ») et de jugements d’approbation ou de désapprobation prêts à être actualisés car déjà inscrits dans l’esprit, il suffit, dans le contexte de la classe, d’évoquer les valeurs, vertus ou vices concernés par une situation pour obtenir le résultat désiré, c’est-à-dire pour que les élèves comprennent ce qui, au sein de la situation, est moralement bon et moralement mauvais. Il faut au contraire – Lipman insiste sur ce point – permettre à l’enquête morale de se déployer à travers des questionnements sur ce qui, dans le discours éthique ordinaire, est spontanément considéré comme donné et ne devant pas susciter de réflexion. Or, des valeurs tels que la justice ou la liberté, des qualités du caractère tels que la cruauté et la bienveillance, qui semblent aisément applicables à première vue, sont sujettes à évaluation et interprétation. Il est donc essentiel que les élèves réfléchissent au sens que prennent ces valeurs et ces qualités du caractère dans un contexte donné. Pour comprendre une situation, les connecteurs logiques jouent un rôle important. Ils informent non seulement sur le temps où se situe l’action, mais aussi sur les relations logiques entre des éléments (des personnes ou des faits) de la situation. Dans leur ouvrage sur la pensée critique, publié en 2007, Donna Ogle, Ron Klemp et Bill McBride soulignent le rôle que jouent ces connecteurs pour permettre aux élèves de comprendre le contexte qui leur est soumis (2). Grâce à eux, ils voient où se situent, par exemple, l’opposition (signalée par mais, d’un autre côté, cependant, toutefois, à l’inverse…) entre différents éléments de signification ou encore la concession (signalée par bien que, en dépit que, quand même, tout de même…) (3). En pratique, si un élève entend le mot « cependant », il s’attend à ce que l’auditeur énonce quelque chose qui sera en opposition avec l’assertion qu’il vient de faire, ce qui lui permet de mieux saisir le contexte. Ces indices contextuels peuvent être utilisés pour exercer à la pensée critique. On peut en trouver une expression frappante dans le cadre d’une leçon de lecture auprès d’élèves de CE1 (des second graders) qui a été dispensée par Nancy Stoltenberg, professeure américaine spécialisée dans le Whole Brain Teaching, dont l’un des objectifs est justement le développement de la pensée critique chez les enfants (4). La vidéo de cette leçon de lecture témoigne de l’importance de l’emploi de différents mots-indicateurs exprimant le contraste, la concession, la relation de cause à effet ou l’exemple. L’impression spectaculaire (presque stupéfiante) qui se dégage de cette approche pédagogique vient du rythme soutenu de la leçon, mais aussi du rôle dévolu aux gestes de la main accompagnant la grammaire et la ponctuation tout au long de la séance. Inutile d’aller très loin dans la vidéo : le premier mot de la pensée critique (because / parce que) apparaît après une minute, et le second (but / mais) après deux minutes – ce dernier accompagné du geste permettant de le repérer (cf. la capture d’écran ci-dessous), un geste d’ailleurs plausible car on peut l’utiliser dans la conversation pour marquer une opposition. Au-delà de la théâtralisation et de l’énergie que suppose une telle méthode, au-delà aussi des critiques qui peuvent lui être faites, elle indique que la pensée critique est repérable, dans des situations de classe, dès les premiers âges de l’éducation. Alain Anquetil (1) M. Lipman, Thinking in Education, Cambridge University Press, 2ème édition, 2003, tr. fr. N. Decostre, A l’ecole de la pensee : enseigner une pensee holistique, De Boeck, 2011. (2) D. Ogle, R. Klemp et B. McBride, Building Literacy in Social Studies. Strategies for Improving Comprehension and Critical Thinking, Association for Supervision and Curriculum Development, 2007. Ils qualifient les marqueurs de relation, connecteurs ou mots-charnières de signal words. Sur ces mots, cf. le site Grammaire française pour tout le monde. (3) Naturellement, ces listes ne sont pas exhaustive. Pour disposer d’un éventail plus large, on se réfèrera à nouveau au site Grammaire française pour tout le monde. (4) Les principes de bases du Whole Brain Teaching sont notamment expliqués sur le blog La classe de Mallory.

 

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