Partager les innovations et les créations, qu’elles relèvent de la propriété intellectuelle ou de la propriété industrielle, est vraiment un sujet de notre temps. En témoignent un récent discours du Président de la République, une déclaration (très commentée) du jeune (et célèbre) patron de Telsa Motors, Elon Musk, l’exemple de Wikipedia ou le développement des licences permettant « la mise à disposition ouverte des œuvres » sur Internet (selon la page « Internet responsable » du site Eduscol), comme celles que délivre Creative Commons. Le cas de Tesla Motors a attiré l’attention en raison de la personnalité de son dirigeant, mais aussi du fait que les brevets auxquels l’entreprise a renoncés concernent des technologies industrielles. Le 24 juin 2014, à l’occasion d’un discours sur l’économie sociale et solidaire, François Hollande a noté que « l’innovation sociale a ceci d’exceptionnel que c’est une innovation sans brevets. Il n’y a pas de brevets, il n’y a pas de propriété intellectuelle, les idées sont libres de droit, elles circulent. Et donc à nous de faire en sorte qu’aucune initiative ne se trouve entravée ! ». À peu près au même moment, cette « liberté de droit » a été affirmée par Elon Musk, « le patron américain le plus charismatique du moment », selon le titre de l’émission Trait pour Trait diffusée sur France Culture le 9 octobre 2014, qui lui avait consacré un reportage alors que la firme américaine exposait son dernier modèle, la D, au salon de l’automobile à Paris. Elon Musk a en effet annoncé la mise à disposition des brevets actuels et futurs de l’entreprise américaine de construction de véhicules électriques (et de fourniture des services de recharge, en particulier de « superchargeurs »). Selon le blog du Monde du 13 juin 2014 (« Le plaidoyer anti-brevets d’Elon Musk »), le patron de Tesla a affirmé que « si une entreprise dépend de ses brevets, c’est qu’elle n’innove pas ou alors qu’elle n’innove pas assez rapidement ». Désormais, « Tesla ne poursuivra pas ceux qui souhaitent utiliser, de bonne foi, ses technologies ». Quelles sont les raisons de cette décision ? Elles sont d’abord économiques. Deux objectifs peuvent ici être distingués. Le premier porte sur l’intérêt d’un partage, entre les acteurs du secteur (en l’occurrence Tesla et ses futurs concurrents), des coûts de recherche et de développement. Le second objectif a une portée plus générale : il repose sur la nécessité de développer le marché (« In order to boost the electric car industry », commence l’article du site CNET). Les deux raisons économiques sont bien sûr connectées. Mieux vaut disposer de la part majoritaire d’un gros gâteau que d’être le seul à déguster une pâtisserie individuelle. Dans son article « Pourquoi les voitures Tesla passent à l’open-source », Numerama.com affirme ainsi que « si Elon Musk renonce à faire respecter l’exclusivité des brevets de Tesla, ce n’est pas par bonté d’âme. C’est parce qu’il sait que ce modèle (pas tout à fait) open-source lui sera profitable. Pour prospérer avec un modèle technologique et économique qui impose de construire des stations de recharge électrique les plus nombreuses possibles dans tous les pays, Tesla ne peut plus être seul à assumer les coûts. Le constructeur cherche désormais à convaincre des concurrents d’adopter les mêmes technologies pour partager les frais de création et d’entretien des stations « Superchargeurs ». BMW a ainsi confirmé avoir rencontré Elon Musk cette semaine. » Un argument culturel – au sens de la culture d’entreprise – s’ajoute aux arguments économiques. Le patron de Tesla Motors l’a clairement exposé dans un article du Los Angeles Times du 12 juin 2014 : « Elon Musk opens up Tesla patents; it ‘isn’t entirely altruistic’ » : « Le leadership technologique n’est pas défini par les brevets. L’histoire a montré avec constance qu’en réalité, ils offraient une maigre protection face à un concurrent déterminé. Ce leadership provient plutôt de la capacité d’une entreprise à attirer et à motiver les ingénieurs les plus talentueux du monde. » Enfin, l’argument patriotique n’est pas absent du paysage des raisons: « Si nous pouvons agir de telle sorte à ne pas en être affectés et à aider l’industrie américaine, alors nous devons le faire », déclarait encore Elon Musk. Cependant, un analyste cité par l’article du Los Angeles Times tempère la portée des arguments économiques, culturel et patriotique. Car la décision de Tesla Motors a été, on s’en doute, soigneusement calculée et, contrairement à l’impression laissée par l’annonce publique, elle ne signifie pas la mise à disposition de tous ses secrets technologiques à des concurrents potentiels. « Autoriser d’autres acteurs à utiliser ses brevets, qui sont déjà dans le domaine public, ne revient pas exactement à livrer la clé du Royaume de Tesla », remarque ainsi l’analyste David Cole. En effet, « Tesla continuera à protéger ses secrets et ses processus de fabrication ». Et surtout, l’entreprise peut fort bien disposer d’innovations qu’elle a choisi de ne pas breveter. On peut avancer une dernière raison : le renforcement, grâce à l’annonce du renoncement à la protection issue des brevets, de la position de Tesla Motors dans le paysage économique. C’est-à-dire le renforcement de sa réputation. Comme le dit un autre analyste interviewé par le Los Angeles Times, l’annonce de Tesla « n’a généré aucun désavantage compétitif. Au contraire, elle a montré sa confiance dans le fait qu’elle conservera son hégémonie sur les autres producteurs de véhicules électriques. » Derrière l’apparent altruisme de la décision de Tesla se trouve une diversité de motivations. Rien d’étonnant à ce constat, mais il mérite un petit approfondissement. Alain Anquetil

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