Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

Deuxième rétrospective sur l'année 2013. Elle concerne la disparition de Nelson Mandela.

Peu après sa sortie de prison en février 1990, Nelson Mandela faisait remarquer aux entreprises qui étaient restées en Afrique du Sud malgré les campagnes anti-apartheid et les appels au boycott qu’elles avaient eu raison d’y rester. Alors que la transition démocratique était en cours (les premières élections ouvertes eurent lieu en avril 1994), il appela à la levée des sanctions internationales et invita sans ambiguïté les entreprises étrangères à investir dans son pays. Les positions de Nelson Mandela peuvent être justifiées par des arguments purement économiques, politiques et géopolitiques. Elles peuvent aussi être éclairées par ce que le professeur de littérature Chielozona Eze a appelé, dans un article publié en 2012, la « rhétorique de l’empathie ».

Si l’on se réfère à la force du mouvement anti-apartheid qui se développa dans le monde occidental entre 1959 et 1994 sous l’impulsion de l’organisation britannique Anti-Apartheid Movement, les propos de Nelson Mandela à l’attention des entreprises peuvent sembler surprenants. Leur portée a toutefois été si grande qu’ils ont été repris tels quels en 2008 lorsque s’est posée la question d’un possible boycott du Zimbabwe.

Un article intitulé « Is it wrong to do business in Zimbabwe? Remember what Mandela said to Shell » le résume clairement (1). Dès l’introduction, il rappelait les positions de Nelson Mandela à l’égard de Shell et de Barclays, deux entreprises multinationales implantées en Afrique du Sud et qui, sous la pression du mouvement anti-apartheid, avaient choisi des trajectoires divergentes. Shell poursuivit ses opérations dans le pays, alors que la banque Barclays le quitta en novembre 1986. À propos de Shell, Nelson Mandela déclara : « Nous nous réjouissons que vous soyez restés » (We’re glad you stayed), et à propos de Barclays : « Vous n’auriez jamais dû vendre » (You should never have sold). Ce dernier commentaire est d’autant plus significatif que le départ de Barclays à la fin de 1986, qui faisait suite à des années de campagne contre la présence de la banque en Afrique du Sud, avait été considéré comme une victoire par le mouvement anti-apartheid.

Dans un article retraçant la campagne visant les banques britanniques implantées en Afrique du Sud, Nerys John écrivait en effet : « Le retrait de la banque fut une victoire formidable autant qu’inattendue pour la « banks campaign » britannique. (…) La campagne contribua à la cristallisation d’un sentiment général de réprobation à l’égard du régime [de l’apartheid]. Bien que d’autres compagnies eussent suspendues leurs opérations en Afrique du Sud, la décision de Barclays fut un moment charnière. Les firmes britanniques qui demeuraient en Afrique du Sud eurent le sentiment que Barclays avait « changé de camp ». » (2)

Dans une interview accordée au magazine Fortune en décembre 2013 (3), Nelson Mandela appelait à la levée définitive des sanctions et proposait plusieurs arguments en faveur du retour des entreprises étrangères, en l’occurrence américaines, et de la venue de nouveaux acteurs économiques en Afrique du Sud. Le fait d’apporter des emplois et d’améliorer le sort des Sud-Africains (« La seule chose que je désire, c’est d’élever le niveau de vie de notre peuple »), le soutien solidaire de démocraties établies en faveur d’une toute nouvelle démocratie (« Ce pays est engagé envers la démocratie, et pour permettre à la démocratie de s’enraciner, nous attendons des démocraties occidentales qu’elles nous apportent des ressources, qu’elles appliquent une forme de plan Marshall pour nous aider à y parvenir ») et le « rôle très important » que l’Afrique du Sud pouvait « jouer pour assurer la stabilité économique », faisaient partie de ses principaux arguments.

S’agissant spécifiquement du sort des entreprises américaines qui avaient demeuré en Afrique du Sud en dépit des sanctions, Nelson Mandela répondit : « Notre position de principe est que nous devrions oublier le passé. Occupons-nous plutôt du présent et de l’avenir. Construisons une nouvelle Afrique du Sud, au sein de laquelle la paix et la confiance mutuelle règneront entre les différentes parties de la population. Il ne s’agit pas de penser en termes de revanche ou de sanction envers quiconque. Nous considérons que le passé est le passé. » (4) Mandela affirmait aussi en conclusion de l’interview : « Je ne suis ni un capitaliste ni un socialiste. Je suis un pragmatiste ».

Dans une courte biographie, Elleke Boehmer, professeur de littérature à l’université d’Oxford, évoque l’« empathie pragmatique » dont fit preuve Mandela envers les Afrikaners au cours des années 80 (5). L’adjectif « pragmatique » semble conférer à cette empathie une dimension utilitaire ou de circonstance, alors qu’elle était substantielle et sincère. Boehmer ajoute ainsi que, selon Mandela, « les qualités proprement africaines de fraternité mutuelle et de consensualisme sont aussi d’importantes qualités humaines : l’africanité et l’humanité coïncident, elles ne s’opposent pas. L’ouverture rédemptrice à autrui représente une vision typiquement postcoloniale. »

Le professeur de littérature Chielozona Eze a approfondi l’importance de l’empathie dans l’approche politique et sociale de Mandela, en particulier à travers quelques-uns de ses discours (6). Le pivot de son argument est la théorie de la sympathie proposée par Adam Smith – un mécanisme psychologique essentiel que cet auteur développa dans sa Théorie des sentiments moraux. Adam Smith affirme que c’est grâce à la sympathie et à l’imagination que nous pouvons nous placer dans la situation d’une autre personne et devenir cette autre personne.

Eze rappelle ainsi que, d’après Smith, « quelque soit l’égoïsme des gens, il y a des principes, propres à leur nature, qui les poussent à s’intéresser au sort d’autrui, même s’ils ne peuvent en retirer que le plaisir résultant du bien-être d’autrui ». La thèse défendue par Chielozona Eze est que Mandela a utilisé en quelque sort le ressort de la sympathie smithienne – il préfère le terme d’« empathie » pour des raisons que nous ne pouvons pas développer ici. Il a en quelque sorte permis à ses compatriotes de rendre leur esprit disponible aux autres. Ainsi, selon les termes d’Eze, « Mandela comprit qu’un simple geste d’empathie, même symbolique, pouvait amener des personnes ayant différents arrière-plans raciaux et ethniques à engager le dialogue les uns avec les autres en tant qu’êtres humains, et non en tant qu’objets bloqués dans des catégories ». Pour le montrer, Eze se réfère au discours télévisé que Mandela prononça en avril 1993 à la suite de l’assassinat du dirigeant communiste sud-africain Chris Hani. Cet acte raciste avait bouleversé beaucoup de Sud-Africains blancs. En outre, l’assassin de Chris Hani avait été identifié par une femme blanche.

Eze souligne que, dans son discours, « Mandela tira parti des manifestations de sympathies et des messages de condoléances qui avaient été formulés. Le sentiment de deuil qu’éprouvaient les Blancs témoignait de leur capacité d’empathie. (…) Pour la première fois dans l’histoire de l’Afrique du Sud, les Blancs et les Noirs firent ensemble, officiellement et simultanément, le deuil d’un individu. [Mandela] a mis ainsi en évidence l’existence d’une commune humanité et d’une possible empathie ».

L’empathie dont fit preuve spécifiquement la population blanche lui donnait des chances de « comprendre les injustices du passé », comme le souligne Eze. Elle révélait également que ceux qui avaient souffert de l’apartheid n’étaient pas seulement ses victimes, mais aussi les témoins de la souffrance des opprimés. Ainsi l’obligation morale de mettre fin à l’oppression incombait autant aux spectateurs de l’oppression qu’aux opprimés.

Cette rhétorique fondée sur une sincère empathie ne s’appliquait pas seulement aux relations interpersonnelles et ne se limitait pas à la sphère politique. Elle valait aussi, on peut le supposer, pour les relations économiques qui prévalaient au cours de l’apartheid, éclairant cette jolie phrase : « Nous nous réjouissons que vous soyez restés ».

Alain Anquetil


(1) « Is it wrong to do business in Zimbabwe? Remember what Mandela said to Shell », The Spectator Archive, 12 juillet 2008, p. 34. Voir aussi l’article du 20 juin 2008 : « Opposition officials rule out Zimbabwe poll boycott ».
(2) N. John, « The campaign against British bank involvement in apartheid South Africa », African Affairs, 99(396), 2000, p. 415-433. Voir aussi « Nelson Mandela dead: How the UK Anti-Apartheid Movement helped the fight for change ».
(3) « Mandela reaches out to business », Fortune, 7 déc.1993, 128(1), p. 104.
(4) « Our whole position is that we should forget the past. Let us concern ourselves with the present and the future. Let us build a new South Africa, where there will be peace and mutual confidence among the various population groups. This is not the time for us to be thinking in terms of revenge, in terms of punishing anybody. We are saying let bygones be bygones. »
(5) E. Boehmer, Nelson Mandela: A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2008. Pour une chronologie de la vie de Mandela, voir « The life and legacy of Nelson Mandela: 1918-2013 », The New York Times.
(6) C. Eze, « Nelson Mandela and the politics of empathy: Reflections on the moral conditions for conflict resolutions in Africa », African Conflict & Peacebuilding Review, 2(1), 2012, p. 122-135. Le site du New York Times recense certains des discours de Mandela : voir « The voice of Mandela ».


Photo à la une : Nelson Mandela lors d'une visite à LSE - flickr.com

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