Seconde partie sur la place de la doctrine de la non-violence dans l’éthique des affaires. Le présent article s’intéresse aux travaux de Joan Marques, professeur à l’University Woodbury aux États-Unis. Elle a écrit des ouvrages et quantité d’articles sur des sujets variés, notamment sur la spiritualité dans le contexte du travail, l’importance d’un bon leadership, la qualité des relations au sein de l’entreprise et l’esprit de la norme ISO26000 en matière de responsabilité sociétale des entreprises (1). Elle a également publié deux articles dans le Journal of Business Ethics en 2010 et 2012, où elle traite de ce que la philosophie bouddhiste peut apporter à la vie des entreprises et aux personnes qui y sont impliquées (2). La doctrine de la non-violence (ahimsâ) en fait partie.

Dans ces articles, Joan Marques ne cite pas le sociologue américain Robert Jackall. Pourtant, elle adosse ses arguments à certains des constats qui figurent dans son fameux ouvrage sur la situation morale difficile dans laquelle, à l’époque de son étude, se trouvaient plongés les managers (3). En voici deux exemples.

Le premier constat a trait à la quête du succès qui est pour Jackall, au moins dans le contexte spécifique de la société américaine, un « impératif moral ». S’agissant du domaine de l’entreprise, cette quête a différents contenus : gravir les échelons de l’organisation, gagner de l’argent, avoir la latitude de définir son rôle afin de dépendre le moins possible d’autrui, jouir du pouvoir et du plaisir lié à l’exercice de l’autorité, obtenir des honneurs et des récompenses sociales. Bien sûr, tous les managers ne sont pas engagés dans une recherche permanente et ardente du succès, mais cela ne signifie pas qu’ils adoptent une posture de détachement, signe d’une forme de sagesse intérieure. Cela signifie plutôt que, selon les termes de Jackall, « ils se résignent eux-mêmes à l’immobilité », souvent pour ne pas sacrifier leur vie familiale ou parce qu’ils jugent que, compte-tenu de leurs perspectives de carrière et de l’organisation de leur entreprise, ils n’auront plus d’opportunités de progresser, ou encore parce qu’ils estiment ne pas être en mesure de supporter le stress qui caractérise les postes de direction.

Le deuxième constat a trait à l’esprit d’équipe, ou plus précisément au fait, pour un manager, d’être perçu comme une personne ayant l’esprit d’équipe (comme un team player), un attribut que Jackall qualifie de « crucial ». Avoir l’esprit d’équipe suppose la possession de cinq caractéristiques : « être interchangeable avec d’autres managers de niveau équivalent », passer de longues heures au bureau, « être perçu comme un membre efficace au sein du groupe, et qui ne sort pas du rôle qui lui est assigné » – qui, en particulier, ne joue pas les prima donnas,- s’en tenir à la manière dont son organisation perçoit la réalité et mettre ses prises de position en accord avec celles qu’elle défend (Jackall parle ici de « réalité officielle » et d’« idéologie »), enfin afficher une vision « heureuse, enjouée et enthousiaste de son travail et de son organisation ».

À la lecture des travaux de Joan Marques, il semble que les recommandations de la philosophie bouddhiste sur la vie au travail, qui constituent le cœur de sa recherche, soient assez étrangères aux deux constats de Jackall. Parmi ces recommandations figurent les trois suivantes, qui sont afférentes à la responsabilité personnelle, à la coopération et à un mode de vie juste (wholesome livelihood).

D’abord, la philosophie bouddhiste appliquée à la vie des entreprises conduit les membres des organisations à assumer une authentique responsabilité personnelle qui est fondée sur une conscience active des causes et des effets de leurs actions. Ainsi, selon les termes de Marques, « une personne qui adhère aux pratiques bouddhistes n’imputera pas à autrui la responsabilité des événements qui se produisent, mais tendra à assumer la pleine responsabilité de ses actes (full ownership of his or her actions) et réfléchira aux mauvaises actions passées qui ont pu causer leur occurrence » (4).

En second lieu, Marques souligne que « les employés qui adhèrent à la perspective bouddhiste tendent à collaborer autant qu’ils le peuvent ». Et, citant deux auteurs ayant écrit un ouvrage sur « ce que Bouddha aurait fait dans le contexte du travail » (5), elle ajoute cette formule bien connue : « si vous avez de bonnes idées, il vaut mieux les partager plutôt que les garder pour vous ». Honnêteté (« Soyez honnête, admettez vos erreurs, demandez de l’aide si nécessaire ») et altruisme (« Donnez aux autres même si vous vous sentez égoïste » ; « Aidez vos collègues s’ils en en besoin ») font partie des attitudes requises par la philosophie bouddhiste appliquée à la vie des entreprises.

Enfin, les membres des organisations doivent adopter un mode de vie juste, c’est-à-dire éviter toute activité ou pratique susceptible de causer des torts, dont font partie, entre autres, la fabrication d’armements, le vol, l’escroquerie et la corruption (6).

Dans ce contexte, quelle place accorde Marques à la non-violence ? Elle l’aborde dans une section à la tonalité réaliste et pessimiste consacrée aux limites de la pratique de l’ahimsâ. Ces limites ont trait pour l’essentiel à un « environnement capitaliste pur et dur (diehard) ». Comment la non-violence peut-elle être mise en pratique « dans un monde agressif et connaissant de rapides changements » ? Marques répond que « la non-violence pourrait n’être qu’un vœu qui ne pourrait pas être exaucé de façon aussi extensive qu’on le voudrait ». S’inspirant de Lewis Richmond, un autre spécialiste de la spiritualité bouddhiste au travail (7), Marques insiste sur le fait que dans l’environnement économique marchand, « où domine un état d’esprit profondément enraciné selon lequel ’gagner’ suppose qu’un autre perde, il n’est pas aisé d’appliquer le principe de la non-violence ; c’est d’autant moins le cas dans les grandes entreprises dont le succès s’accompagne depuis des décennies d’une mentalité ‘gagnant-perdant’ ». Même une entreprise gérée dès sa naissance en accord avec l’ahimsâ – une entreprise créée typiquement par un entrepreneur adoptant une perspective bouddhiste – ne pourrait se maintenir dans un tel contexte.

Marques offre cependant une vision un peu moins pessimiste dans son article de 2012 (8). Elle y affirme ainsi que « s’il n’est pas toujours facile, dans le monde du travail, d’éviter de causer des torts, surtout lorsque ces torts se situent à grande échelle et ne sont pas immédiats, comprendre le concept [de non-violence] peut aider les employés, en particulier les managers, à considérer plus consciencieusement leurs décisions à long terme ». La première vertu de l’ahimsâ serait de contribuer à la prise de conscience, dont l’objet serait par exemple le fait que beaucoup de torts que nous pouvons causer ont la peur pour origine. Marques dit à ce propos que « nous causons souvent des torts à cause de la peur, que nous devrions affronter nos peurs et en assumer la responsabilité ». Et elle ajoute : « Je crois qu’il s’agit d’une solide perspective qui a beaucoup de sens en milieu de travail. Les intrigues et les coups de poignard dans le dos sont souvent des pratiques que les gens choisissent parce qu’ils craignent pour leur poste. »

Si Marques insiste sur le fait que son article porte avant tout sur la conscience (son titre commence par : « La conscience au travail », et celui de 2010 avait pour visée « une conscience accrue en milieu de travail »), c’est parce qu’elle cherche à sensibiliser les membres des organisations – ainsi que les étudiants, qu’elle cite expressément – au fait qu’ils peuvent non seulement réfléchir à la manière d’améliorer leur vie au travail, plutôt que de subir les habitudes dominantes, mais aussi choisir les principes susceptibles de gouverner leur conduite afin d’atteindre le bien-être et la perfection morale.

Cependant, elle ne se contente pas de sensibiliser ses lecteurs à l’importance de la réflexion et de la recherche d’un état de conscience supérieur. Elle estime que les pratiques permettant de suivre un mode de vie juste pourraient avec profit découler de la philosophie bouddhiste (elle propose d’ailleurs, dans son article de 2012, des exercices et situations pratiques), tout en précisant qu’« il n’est pas nécessaire d’être Bouddhiste pour appliquer les pratiques bouddhistes » (4). Elle n’ignore pas les initiatives qui, au sein des entreprises, favorisent le développement de vertus morales, par exemple les projets caritatifs auxquels participent des salariés, notamment aux États-Unis. Son maître-mot est la « modération ». En aucun cas elle ne défend l’idée que seul un changement de cadre de référence, c’est-à-dire un changement profond dans la structure et le fonctionnement de la vie économique marchande, permettrait la généralisation d’un mode de vie juste tel que l’entend la philosophie bouddhiste. Cela reviendrait à prôner une solution extrême qui aurait des effets désastreux sur la recherche du bien-être et qui serait déconnectée de la construction de la conscience individuelle. L’obsession des profits à court terme, qu’elle dénonce dans son article de 2010, ne devrait pas être combattue par une recherche obsessive et inconséquente de la sagesse.

Alain Anquetil

(1) Parmi les ouvrages, cf. The awakened leader: One simple leadership style that works every time, everywhere, Personhood Press, 2007, et, récemment, Business and Buddhism, Routledge, 2015. Voir également les publications mises en ligne sur son site.

(2) Un ouvrage portant sur ce thème, co-écrit avec Satinder Dhiman, Buddhist psychology in the workplace: A relaitonal perspective, Tilburg, Prismaprint, 2011, est disponible en ligne.

(3) R. Jackall, Moral mazes: The world of corporate managers, Oxford University Press, 1988.

(4) J. Marques, « Toward greater consciousness in the 21st century workplace: How Buddhist practices fit in », Journal of Business Ethics, 92, 2010, p. 211-225.

(5) F. Metcalf et B. G. Hately, What would Buddha do at work?, Seastone and Berrett-Koehler Publishers, 2001.

(6) Je m’inspire ici de Lloyd Field, Leçons de bouddhisme pour l’entreprise : Manager au-delà du profit, Maxima Laurent du Mesnil, 2008.

(7) L. Richmond, Work as a spiritual practice: A practical Buddhist approach to inner growth and satisfaction on the job, Broadway Books, 1999.

(8) J. Marques, « Consciousness at work: A Review of some important values, discussed from a Buddhist perspective », Journal of Business Ethics, 2012, 105, p. 27-40.

[cite]

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien