Pourquoi parle-t-on d’un « grand » personnage public ?Que signifie l’adjectif « grand » attribué à une personne en raison de ses fonctions, de ses actes ou de ses œuvres ? Nombreuses sont les questions de la forme : « Qu’est-ce qui fait un grand S ? », où S désigne une personne. On peut le vérifier en faisant une recherche du nombre d’occurrences de la phrase « What makes a great president? ». Les arguments visant à démontrer la grandeur d’une personne recourent souvent à son caractère, par exemple à sa capacité à avoir une « vision » ou à ses vertus de justice et de prudence (1). Puisque nous avons eu l’occasion, dans des articles récents, de mentionner Adam Smith, le célèbre philosophe et économiste des Lumières, nous allons prendre exemple sur lui. Beaucoup le considèrent en effet comme un « grand » penseur. Reste à savoir pourquoi c’est le cas. Dans cet article, je discute l’hypothèse que si Adam Smith (ou tout autre supposé grand personnage) est considéré comme un « grand » penseur, c’est parce qu’il est, en un certain sens, une « figure ».

 

1.

Que signifie cette hypothèse ?

Le dictionnaire Collins distingue deux significations du mot « figure » – il en existe d’autres mais qui ne correspondent pas à notre sujet. La première concerne un individu singulier :

« On dit d’une personne qu’elle est une figure d’un genre particulier si elle est une personne connue et importante sous un certain angle. »

Ainsi, l’énoncé

(a) « Adam Smith est une figure »

fait référence à l’importance de Smith en tant que Smith. Il n’est pas nécessaire d’ajouter un autre attribut. L’énoncé (a) est simplement synonyme de « Adam Smith est un personnage important ».

La seconde signification se réfère à la notion de « type » :

« Si vous dites que quelqu’un est, par exemple, une figure maternelle ou une figure héroïque, vous voulez dire que d’autres personnes les considèrent comme le type de personne en question. »

Ici, l’énoncé « Adam Smith est une figure » n’est pas une phrase complète : il attend un complément, quelque chose pour remplir la place vide, par exemple cette expression : « l’école classique en économie ». La formulation correcte serait ici la suivante :

(b) « Smith est une figure de l’école classique en économie ».

 

2.

Mais peut-on imaginer une troisième signification d’une « figure » qui ne serait confondue ni avec l’importance d’une personne singulière ni avec un type de personne ?

Commençons par cette observation due au philosophe George Boas :

« Dans chaque culture émergent certaines figures qui, pour une raison ou pour une autre, captivent l’imagination des personnes qui appartiennent à cette culture. Ces figures deviennent des héros nationaux, des symboles de vertu, d’amitié, de courage, d’abnégation, de sagesse. » (2)

Boas attribue des propriétés morales à la « figure » – ici le héros. En outre, il suggère que les œuvres de ceux qui sont devenus des figures font l’objet d’interprétations morales. Leurs idées sont incorporées à des arguments ou des narrations morales proposés dans l’espace public. En voici un exemple récent où Adam Smith est convoqué dans les débats contemporains sur le fonctionnement de l’économie capitaliste : « Comment Adam Smith pourrait-il remédier aux maux du capitalisme ? Souvent interprété à tort comme un prophète du laisser-faire, le père de l’économie moderne possèderait des remèdes radicaux applicables au XXIème siècle » (3).

Ces éléments suggèrent qu’une troisième signification d’une « figure » est possible. Mais comment peut-on la définir ?

Cette définition serait moins précise que celle d’un « type », dont la classe qu’il définit peut être décrite selon des conditions nécessaires et suffisantes. Mais si elle est plus vague, elle « vient des couches profondes », pour reprendre les mots d’Ernst Jünger, elle « vient de l’indifférencié », de ce qui n’est pas encore organisé par la connaissance humaine (4). C’est pourquoi Ernst Jünger affirme que la figure a un « pouvoir métaphysique » :

« Figure et type sont les formes supérieures de la vision. La conception des figures confère un pouvoir métaphysique, l’appréhension des types un pouvoir intellectuel. » (5)

 

3.

Comment Adam Smith pourrait-il être une figure en un sens « métaphysique » ?

Deux raisons peuvent être avancées. D’abord, parce qu’il établit des liens entre différents modes de pensée. Il s’intéresse en effet à l’existence des sociétés humaines et à leur fonctionnement, à l’idée de l’homme et à sa psychologie, aux phénomènes d’émergence et d’auto-organisation. Adam Smith est souvent étiqueté comme un philosophe moral et un économiste, mais il est surtout un penseur sans étiquette. Un tel « non-étiquetage » contribue à faire de lui une figure au sens métaphysique, c’est-à-dire en un sens qui va au-delà des conventions, des processus d’étiquetage et du pouvoir de former des types.

La deuxième raison pour laquelle Adam Smith serait une figure en un sens métaphysique est qu’il ouvre parfois des portes sans les fermer. Il laisse voir sans expliquer. C’est ainsi que fonctionne son fameux concept de « main invisible », si du moins on le prend au sérieux. En reprenant la terminologie d’Ernst Jünger, la main invisible pourrait être vue comme une ouverture sur l’indifférencié et l’innommé. N’est-ce pas ce que Smith voulait dire en qualifiant sa main d’invisible ? (6)

Tout cela explique peut-être pourquoi Adam Smith entre dans des narrations morales, pourquoi il est très souvent sollicité dans les médias contemporains, pourquoi, en définitive, il est une « figure » (en un sens métaphysique).

Comment décrire la figure d’Adam Smith en un sens métaphysique ? En se référant au pouvoir qu’on lui attribue, un pouvoir qui permet une vision brute du réel et sur les effets de cette vision :

(c) Adam Smith est une figure parce que sa pensée nous conduit à voir le réel avant qu’il soit organisé à l’aide de types, et à former des croyances.

C’est pourquoi, selon l’hypothèse que nous avons explorée, être une figure au sens (c), comme le serait Adam Smith, c’est être un grand personnage.

Alain Anquetil

(1) Voir cet exemple d’une occurrence de « What makes a great president? ».

(2) G. Boas, « The evolution of the tragic hero », The Carleton Drama Review, 1(1), Greek Tragedy, 1955-1956, p. 5-21.

(3) « How Adam Smith would fix capitalism. Often misread as a prophet of laissez-faire, the father of modern economics would have radical remedies for the 21st century », Financial Times, 22 juin 2018.

(4) E. Jünger, Typus, Name, Gestalt, Klett-Cotta, 1963, tr. F. Poncet, Type, nom, figure, Christian Bourgois Editeur, 1996.

(5) Il est important de noter que Jünger emploie le mot « gestalt », qui est traduit en français par « figure » et en anglais par « form ». Les mots sont synonymes – en français, l’expression « sous la figure de », aujourd’hui peu employée, a pour sens : « sous la forme de » – mais la figure est enrichie par les idées de représentation, de modèle et de symbole. Dans ce qui suit, je prends le mot « gestalt » au sens de « figure », comme l’a fait le traducteur français.

(6) En 2000, 210 ans après la mort de Smith, William Grampp a écrit un article intitulé « What did Smith mean by the Invisible Hand ? » dans lequel il proposait dix interprétations de la main invisible (dont la sienne) (Journal of Political Economy, 108(3), 2000, p. 441-465).

[cite]

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