Au lendemain de l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo, le « journal irresponsable », et contre la véritable liberté (celle que John Stuart Mill a, entre autres, esquissée dans On Liberty), je propose un bref retour sur le thème traité dans le dernier article de l’année 2014. Celui-ci se concluait sur une l’hypothèse que le contrôle (employé ici de façon négative car ayant une nature formelle, institutionnalisée, susceptible de générer des sanctions et, surtout, déconnectée des fins qu’il est censé servir) n’était pas une condition nécessaire de la coopération. Cette déconnexion n’est pas triviale, car elle permet d’envisager l’hypothèse que la coopération peut se passer de contrôle. Une hypothèse qu’ont défendue des penseurs anarchistes ou des défenseurs d’une tendance naturelle, chez les êtres humains, à l’entraide et à la coopération.

Pour traiter de la question, voici un petit florilège incluant Pierre-Joseph Proudhon, Bernard Maris, Günther Anders, Gilles Deleuze, Pierre Kropotkine et Cherster Barnard.

Pour Pierre-Joseph Proudhon, le contrôle exercé par l’État est l’instrument de la domination de l’individu par les institutions politiques et, plus largement, de l’exploitation de l’homme par l’homme. On trouvera ainsi le mot « contrôle » dans l’Idée générale de la Révolution au 19ème siècle, parmi d’autres termes témoignant de l’asservissement de l’homme par les structures de gouvernement :

 

« Être GOUVERNÉ, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu… Être GOUVERNÉ, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est, sous prétexte d’utilité publique, et au nom de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! » (1)

 

Le contrôle dont il est question ici doit être compris comme un moyen de domination. Il n’a rien du contrôle démocratique, ni du contrôle envisagé dans le sens de la vérification nécessaire à la réalisation d’une fin. Bernard Maris, l’« Oncle Bernard » de Charlie Hebdo, l’une des victimes de l’attentat du 7 janvier 2014, l’avait employé en ce sens à propos du contrôle devant s’exercer sur le travail des savants :

 

« Les savants, contrairement aux experts qui parlent à leurs employeurs (État, entreprises…) ou à l’opinion, ont des comptes à rendre à la science, ce qui implique le respect d’une méthode scientifique : le respect de procédures de vérification et contrôle par les pairs (en général par le support de publications) et parfois le respect de protocoles expérimentaux. » (2)

 

Et il ajoutait, à propos de la portée de ce contrôle utile et vertueux :

 

« En l’absence de protocoles expérimentaux, seul le contrôle des pairs légitime l’activité, comme dans d’autres domaines non scientifiques : la religion, la psychanalyse par exemple. »

 

Par contraste avec cette conception du contrôle comme vérification s’inscrivant dans le processus de réalisation d’une fin, le contrôle en un sens négatif peut être compris non pas simplement comme un excès du contrôle, comme sa promotion au statut de fin (à cause, entre autres, de l’institutionnalisation des fonctions de contrôle et du pouvoir qui est conféré aux contrôleurs), ou comme son usage en vue de satisfaire des intérêts privés, mais comme un ensemble d’actions déconnectées de ce qui est nécessaire à la réalisation d’une fin légitime. On pourrait ajouter qu’un tel contrôle s’impose d’autant plus que celui qui travaille pour une organisation devient, pour reprendre les mots de Günther Anders, un acteur passif, quelqu’un qui n’a « aucune part à la définition des buts de l’entreprise, même si son unique raison d’être est pourtant de contribuer jour après jour à les atteindre ; de n’être jamais (pour recourir à une formulation analogue à celle du problème fondamental du marxisme) « propriétaire » des fins de la production, parce que ces fins ne le concernent pas » (3).

Le contrôle au sens négatif, c’est celui auquel le « principe de l’instrumentalisation » et le conformisme ouvrent la voie. C’est le cas lorsqu’une organisation communique publiquement (par voie électronique) les noms de ses collaborateurs qui n’ont pas respecté un certain délai (par exemple qui n’ont pas suivi à temps une formation en e-learning), sans que cette dénonciation publique ne soulève aucune protestation interne – un exemple qui évoque ce propos de Gilles Deleuze : « Il n’y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve, homme dans une entreprise (collier électronique) » (4).

À quelles conditions la coopération pourrait-elle se passer de contrôle (du contrôle au sens négatif qui vient d’être décrit) ? Ces conditions ont été avancées par les penseurs anarchistes, en particulier Pierre Kropotkine, qui soulignait la tendance à l’entraide caractéristique des êtres humains :

 

« (…) Dans toutes ces scènes de la vie animale qui se déroulaient sous mes yeux, je vis l’entraide et l’appui mutuel pratiqués dans des proportions qui me donnèrent à penser que c’était là un trait de la plus haute importance pour le maintien de la vie, pour la conservation de chaque espèce, et pour son évolution ultérieure » (5).

 

Mais les penseurs anarchistes tels que Kropotkine ne sont pas les seuls, loin s’en faut, à avoir crédité l’être humain d’une tendance naturelle à l’entraide et à la coopération. Celui qui, selon Kenneth Galbraith, aurait donné « la plus célèbre définition d’une entreprise », Cherster Barnad, écrivait en 1938 :

 

« En réalité, le désir des individus de coopérer, qui, pour les personnes singulières, est un fait psychologique, est un fait social pour les systèmes de coopération. Réciproquement, les satisfactions tirées de la coopération, qui sont, pour l’individu, des faits psychologiques, sont, du point de vue des systèmes de coopération sociale, des effets sociaux de la coopération, des effets qui déterminent la coopération elle-même » (6).

 

Sans doute. Mais, jusqu’à présent, l’expérience commune suggère plutôt que ces tendances à l’entraide ou ces dispositions psychologiques à la coopération sont dominées par les tendances à l’action passive dans les contextes organisationnels, tendances que Günther Anders, entre autres, a clairement fustigées.

 

Alain Anquetil

 

(1) P.-J. Proudhon, Idée générale de la Révolution au 19ème siècle, Garnier frères, 1851.

(2) B. Maris, « Économistes, experts et politiques », Innovations, 2003, 17(1), p. 9-27.

(3) G. Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (Volume 1), tr. fr. C. David, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002.

(4) G. Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’autre journal, l, mai 1990.

(5) P. Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution, 1902, Éditions du Sextant, 2009, 2010, Éditions Aden, 2009.

(6) C. Barnard, The Functions of the Executive, 1938, édition du 30ème anniversaire, Harvard University Press, 1968. La citation « la plus célèbre définition d’une entreprise » est donnée à la première page de l’introduction.

 

Dessin réalisé par Wolinski en 1979 à l’occasion du Festival d’Angoulême.

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