Cet article est consacré à un autre questionnement éthique suscité par le scandale du Libor : celui de l’acceptabilité sociale des banques. L’acceptabilité sociale se distingue de la légitimité purement légale. Elle doit être prise au sérieux non seulement pour des raisons pratiques, mais aussi pour des raisons qui ont trait aux mécanismes de production des jugements évaluatifs tels que les jugements d’acceptabilité ou de non-acceptabilité. On s’intéresse ici à l’origine de ces jugements et à leur ancrage possible dans le sentiment de justice.

Appliquée à une firme, l’expression « license to operate » a un double sens. Le premier recouvre l’autorisation légale d’exercer une activité – « license to operate » signifie littéralement « permis pour opérer ». Cette autorisation est délivrée par une autorité publique. Le second sens désigne l’acceptabilité spécifiquement sociale.

On retrouve la distinction entre acceptabilité (ou légitimité) légale et sociale dans différentes définitions, par exemple celle donnée par Barabel et al. où l’expression « license to operate » désigne l’« autorisation tacite ou explicite d’exercer une activité économique qui est délivrée par les États, les communautés et de nombreuses autres parties prenantes » (1). La référence aux communautés et aux autres parties prenantes indique ici que le jugement d’acceptabilité sociale n’est pas prononcé par les seules autorités publiques.

L’importance du concept de « jugement », appliqué dans un contexte social, est soulignée de façon plus explicite par Bob Tippee, éditeur de la revue Oil & Gas Journal : « Les jugements [relatifs au droit d’une firme d’exercer ses activités] ne sont pas rendus par des Cours de justice mais par la culture – une instance qui, certes, est moins bien définie que les instances judiciaires mais qui s’avère souvent plus puissante » (2).

Le scandale du Libor a produit des jugements remettant en cause la légitimité des banques, mais ces jugements sont apparus sous des formes plutôt vagues. Par exemple, un article de Libération du 28 juin 2012 titrait : « Un scandale chez Barclays ravive les critiques contre les banques », sans toutefois évoquer la question de leur acceptabilité sociale, certainement parce que l’attention était concentrée sur des comportements individuels de traders. Pourtant des jugements de non-acceptabilité ont déjà été portés explicitement à l’encontre des banques. Par exemple, l’ONG BankTrack affirmait en novembre 2008 à propos de l’incapacité des banques, selon elle, à « prendre une quelconque action coordonnée afin d’enrayer la crise dans laquelle elles se sont mises elles-mêmes », qu’il est nécessaire d’exiger d’elles un « « permis social » pour opérer, [car] la société doit regagner les moyens de contrôle des banques ». BankTrack ajoutait : « Les banques doivent mériter leur « permis social » pour opérer et fournir les produits et services financiers qui servent l’intérêt général, et non pas ceux qui l’affaiblissent » (« Déclaration d’El Escorial sur les banques et la crise financière »).

C’est à la « société » qu’incombe la responsabilité de délivrer ce « permis social ». Dans la littérature académique de l’éthique des affaires, on assimile souvent la « société » à un ensemble de parties prenantes et l’on fait volontiers référence à la « théorie des parties prenantes » pour décrire la manière adéquate d’identifier et de catégoriser les personnes à considérer dans une situation de choix managérial (3). Il est typiquement fait référence aux parties prenantes dans les industries extractives et minières en raison de la nature de cette activité et du statut des populations autochtones (4). Mais la « société » n’est pas toujours réduite à un ensemble de parties prenantes. Elle peut par exemple être confondue avec l’« opinion publique ». C’est alors l’opinion publique qui, en tant que porte-parole de la société, est à l’origine de jugements d’acceptabilité ou de non-acceptabilité sociale relatifs à des pratiques, des firmes ou des activités économiques.

Comment ces jugements sont-ils produits ? Une explication possible est qu’ils dépendent de la sensibilité à la justice et à l’injustice des individus qui composent l’opinion publique.

Il existe de nombreux travaux de psychologie relatifs au sentiment de justice et à ses effets sur les jugements individuels dans différentes situations, spécialement les situations sociales et organisationnelles (5). Mais on peut noter que le concept de justice – spécifiquement celui d’équité – figurait dans une description (non-psychologique) que donnait l’universitaire et diplomate Adolf Berle du droit d’exercer une activité économique (license to operate). Il considérait le cas de l’équité de la fixation des prix par les entreprises : « (…) Les entreprises doivent faire des profits – sinon elles seraient hors course. Mais leur profit doit avoir la nature d’une compensation équitable au titre du travail qu’elles réalisent, et non d’une prime provenant de l’exploitation du consommateur. (…) Chaque chef d’entreprise sait quand il obtient un prix décent ou équitable (…). Lui et ses collègues devraient comprendre que tôt ou tard l’intervention légitime de l’État sera la contrepartie de l’abus du pouvoir sur les prix, et qu’elle signifiera très vraisemblablement leur propre sortie de la scène » (6).

Même si Berle n’allait pas jusque-là, on peut comprendre la « compensation équitable » qu’il évoque comme une description plausible du mécanisme de production de jugements d’acceptabilité ou de non-acceptabilité sociale. Un mécanisme qui pourrait être à l’œuvre dans le cas des banques.

Alain Anquetil

(1) M. Barabel, M. Combes, O. Meier et I. Nicolaï, « Perception and legitimating of CSR within a multinational firm: the case of the DEXIA Group », Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, 16, 2010, p. 191-208.

(2) B. Tippee, « Let’s revisit the license to operate. When you lose trust, what vanishes next? », Address Delivered at the Gas Processors Association Annual Convention, Austin, Texas, 22 mars 2010. Tippee ajoute que la confiance est un ingrédient essentiel des jugements d’acceptabilité sociale relatifs aux entreprises.

(3) Voir par exemple K.M. Wilburn et R. Wilburn, « Achieving social license to operate using stakeholder theory », Journal of International Business Ethics, 4(2), 2011, p. 3-16.

(4) Cf. la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, spécialement son article 32. Voir également l’intéressant article de Catherine Coumans, « Occupying spaces created by conflict: anthropologists, development NGOs, responsible investment, and mining », Current Anthropology, 52(S3), Corporate lives: New perspectives on the social life of the corporate form, D.J. Partridge, M. Welker et R. Hardin (eds), avril 2011, p. S29-S43.

(5) Voir par exemple R. Finkelstein et D. Truchot, « Le sentiment d’injustice dans la vie quotidienne. Introduction au numéro spécial « Les théories de la justice et leurs applications » », Revue internationale de psychologie sociale, 19, 2006, p. 5-15.

(6) A.A. Berle, « A new look at management responsibility », Management of Personnel Quarterly, 1(3), 1962, p. 2-5. Je mets les italiques.

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