Les aberrations de nature écologico-économique sont largement discutées, et souvent dénoncées, dans l’espace public. Elles concernent aussi bien des phénomènes globaux que des pratiques ou des projets.

S’agissant de la première catégorie, celle des phénomènes globaux, le mot « aberration » a été récemment cité à propos de l’exploitation démesurée des ressources de la planète. Le niveau des ressources renouvelables en un an de consommation humaine aurait, pour l’année en cours, été dépassé le 29 juillet 2019 (le « jour du dépassement »). Ce fait (hypothétique, mais crédible) a conduit Brune Poirson, Secrétaire d’État auprès de la ministre de la Transition écologique et solidaire, à affirmer dans un tweet qu’il faut « en finir avec cette aberration due à un système économique pas adapté ».

On a aussi qualifié d’« aberrantes » nombre de pratiques que seule la satisfaction d’intérêts privés paraît justifier. On range dans cette catégorie le circuit du recyclage mondial des déchets, spécifiquement l’« aberration écologique de détritus transportés sur des dizaines de milliers de kilomètres » (1).

Quant à la troisième catégorie, celle des projets, elle comprend, elle aussi, beaucoup de cas jugés aberrants :

EuropaCity (« Europacity est une aberration », affirme un membre du Collectif pour le Triangle de Gonesse, qui ajoute : « Ce projet présente tous les défauts de l’urbanisme d’aujourd’hui ») (2) ;

– la liaison ferroviaire transalpine Lyon-Turin, qui est, pour Yannick Jadot, du parti Europe Ecologie Les Verts, une « aberration écologique » et « une aberration économique qui ne sera jamais rentable » (3) ;

 – l’avenir de la ligne de fret ferroviaire Perpignan-Rungis (dont la suppression avait été annoncée au printemps 2019, mais qui devrait reprendre début novembre) à propos de laquelle, selon LCI, « les syndicats regrettaient une ‘casse effrénée du fret ferroviaire’ et des responsables politiques soulevaient l’aberration écologique […] – car supprimer cette ligne revient, selon les différents représentants du rail, à mettre 25.000 camions sur les routes de France chaque année » (4).

Ceux qui utilisent le mot « aberration » prétendent (ou, parfois, jouent à prétendre) présenter un argument décisif en faveur de leur cause. Le mot semble disposer d’une force de conviction équivalente, mutatis mutandis, à celle de la vérité ou de la raison. Lorsqu’une personne dit : « C’est aberrant ! », elle croit (ou laisse croire) que son exclamation ne peut être contredite à l’aide d’arguments valides.

 

Une action aberrante est irrationnelle,

mais toute action irrationnelle n’est pas aberrante

 

Il faut dire que le mot « aberration » signifie, au sens figuré, « déviation du bon sens, de la raison » (5). Un état aberrant est proche de l’expression « Contre toute raison » :

« D’une manière complètement déraisonnable, contraire à la logique, au bon sens » (6).

Une action aberrante est irrationnelle. Mais l’irrationalité suffit-elle à caractériser l’aberration ?

Prenons le cas d’une personne qui, avant d’agir, ne considère pas tous les faits pertinents ou toutes les raisons disponibles, ou qui n’accorde pas à ces faits ou à ces raisons le poids que leur accorderait un observateur impartial ou toute personne raisonnable qui se trouverait dans sa situation. Suivant le contenu de sa délibération et l’importance des conséquences de son action, on pourrait la qualifier, entre autres, de négligente, d’étourdie, d’inconséquente, de stupide, d’extravagante – ou d’aberrante.

 

Une « errance intentionnelle »

Pour distinguer l’aberration des autres termes dénotant une irrationalité, il convient de souligner le caractère intentionnel du concept. « Aberration » vient, comme le mot « erreur », du latin errare (qui a donné « errer »), lequel signifie : « aller çà et là, marcher à l’aventure ; faire fausse route » (7). Mais, note le Dictionnaire critique de la langue française de 1787-1788 à propos du lien entre « erreur » et « aberration » :

« Aberration a le sens actif, Erreur, le sens passif : le premier se dit de l’action d’errer, le deuxième de l’effet de cette action » (8).

Cette remarque suggestive éclaire la définition philosophique de l’aberration, dont celle proposée par Christian Godin :

« Egarement de l’esprit qui peut aller de la simple erreur (usage emphatique et polémique) à l’absurdité. Un comportement est dit aberrant s’il contrevient au bon sens et contredit l’intérêt évident de l’agent. » (9)

 

Trois interprétations de l’aberration :

erreur, aveuglement, tort volontaire à soi-même et aux autres

Trois interprétations des aberrations, en particulier des aberrations écologico-économiques, peuvent ainsi être distinguées :

1) Il y a d’abord les aberrations qui se rapprochent des erreurs dues, typiquement, à de la négligence, de l’insouciance ou de la nonchalance, c’est-à-dire à des états d’esprit et manières d’être qui dénotent un manque de soin propre à la personne ou au collectif qui délibère et agit.

2) On trouve ensuite les aberrations qui manifestent une forme d’aveuglement face à la réalité, mais un aveuglement solide car ancré dans un cadre de référence qui induit à penser et à juger d’une certaine manière.

Cette interprétation est illustrée par ce propos d’Ivan Illich :

« La prétention d’une société à fournir des logements toujours meilleurs relève de la même aberration que celle des médecins à assurer toujours plus de mieux-être, ou que celle des ingénieurs à produire toujours plus de vitesse. On se fixe dans l’abstrait des buts impossibles à atteindre, ensuite on prend les moyens pour des fins. » (10)

3) La troisième interprétation désigne les actions qui conduisent les personnes concernées à se faire du tort à elles-mêmes et à autrui – ou, de façon équivalente, à faire du tort à tout le monde, dont elles-mêmes (11).

Quand elles ont un effet potentiel sur le bien-être d’un grand nombre de personnes, les actions aberrantes (voire les simples déclarations d’intentions aberrantes) suscitent l’incompréhension, la colère et le scandale. C’est le cas de la déforestation en Amazonie, considérée comme une cause essentielle des incendies qui touchent la région depuis la mi-août 2019, qui ne relèverait ni de l’erreur (au sens de l’interprétation 1), ni de l’aveuglement (au sens de l’interprétation 2) (12).

 

Le point de vue de l’observateur impartial

Terminons par un petit test permettant de distinguer les trois types d’aberrations.

Dans le premier cas (l’erreur), un observateur impartial dirait aux personnes à l’origine d’une action aberrante :

« Réfléchissez encore ; vous n’avez pas considéré tous les faits pertinents ».

Dans le second cas (l’aveuglement), l’observateur impartial leur dirait :

« Ouvrez-les yeux, arrêtez de vivre dans l’illusion ».

Dans le troisième cas (se nuire à soi-même et aux autres), il leur demanderait :

« Pourquoi recherchez-vous votre propre destruction ? »

 

Alain Anquetil

(1) « Quand lAsie du Sud-Est nous renvoie nos déchets plastiques », Lepetitjournal.com, 24 juin 2019. Voir aussi « Indésirables en Asie, des déchets plastique occidentaux en mal de débouchés », La Croix, 3 juin 2019.

(2) « Val-d’Oise : à Gonesse, les anti-Europacity ne désarment pas », Le Parisien, 13 juillet 2019.

(3) « Lyon-Turin : ‘C’est une aberration écologique’ selon Yannick Jadot d’Europe-Ecologie-les-Verts », France Bleu, 24 avril 2019.

(4) « Ligne de fret ferroviaire Perpignan-Rungis : les questions que pose le possible arrêt du ‘train des primeurs’ », LCI, 12 juillet 2019.

(5) Source : Dictionnaire historique de la langue française Le Robert.

(6) Source : CNRTL.

(7) Source : CNRTL.

(8) Source : The ARTFL Project.

(9) C. Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard / Editions du Temps, 2004.

(10) I. Illich, La convivialité, Éditions du Seuil, 1973.

(11) Bien sûr, une quatrième interprétation aurait pu être distinguée : celle qui concerne une personne ne se faisant du tort quà elle-même et à personne dautre – un cas pas si répandu qu’on ne le pense.

(12) Voir par exemple « Incendies en Amazonie : les ravages de la déforestation », France TV Info, 23 août 2019, et « L’Amazonie, une forêt brûlée par l’agrobusiness », L’Express, 23 août 2019.

 

[cite]

 

 

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