On dit que le cas WeWork va être étudié dans les écoles de commerce. Le charme de cette entreprise, spécialisée dans le cotravail – la gestion d’espaces de travail partagés (1) –, s’est rompu à la suite de l’échec de son introduction en bourse, qui était prévue en septembre 2019. Le prospectus, déposé auprès de la Securities and Exchange Commission le 14 août 2019, a effrayé les investisseurs.

En un temps très bref, l’attrait de l’entreprise est devenu un exemple d’hallucination collective, d’escalade de l’engagement ou d’autres phénomènes d’aveuglement. Le journal Libération se demande ainsi si « WeWork n’était […] qu’une hallucination collective » (2), tandis que le New York Times évoque une « transe » en mettant au premier plan le cofondateur et ex-dirigeant de WeWork, Adam Neumann :

« Pendant longtemps, Mr. Neumann a ébloui les riches. C’est le document de 220 pages [le prospectus mentionné ci-dessus] qui a finalement réussi à éveiller les investisseurs – comme si, jusque-là, ils avaient été en transe – à leur faire prendre de conscience que s’il était très doué pour gagner beaucoup d’argent, il montrait beaucoup moins de talent pour bâtir une entreprise rentable […]. » (3)

Valorisée, en janvier 2019, 47 milliards de dollars, WeWork aurait perdu au moins 70% de sa valeur en six semaines (4). Son principal actionnaire, SoftBank, la valoriserait désormais à 12 milliards de dollars, selon un article affirmant par ailleurs que « la valeur de 47 milliards de dollars de WeWork a toujours été une fiction créée par SoftBank » (5).

Cependant, WeWork demeure formellement une « licorne », c’est-à-dire une startup dont la valeur financière excède un milliard de dollars. Mais ceci aussi est une illusion. WeWork n’est pas une licorne, si tant est qu’elle l’ait jamais été. Pourquoi ? Nous pouvons avancer trois raisons.

 

Le cas WeWork n’est ni rare, ni magique

La première raison est que WeWork ne satisfait pas au sens donné, dans le champ de l’économie, à cet animal fantastique. C’est, semble-t-il, Aileen Lee, un capital risqueur, qui l’a utilisé pour la première fois en 2013 dans un billet de blog. Voici comment il justifiait le choix de ce mot :

« Nous savons que le terme ‘licorne’ n’est pas parfait – les licornes n’existent apparemment pas, alors que les startups dont nous parlons existent réellement – mais nous aimons ce terme parce qu’il signifie pour nous quelque chose d’extrêmement rare et de magique. » (6)

Le critère de rareté renvoie à l’idée que peu de nouvelles entreprises de technologie parviennent à des valorisations supérieures à un milliard de dollars, tandis que la magie se réfère au fait que « le terme lui-même est chargé d’éléments de fantaisie et de science-fiction [et qu’il] romantise les entreprises techno » (7).

Hélas ! la situation de WeWork est, au fond, plutôt banale (un antonyme de la rareté), la magie en est absente, et l’impression de romantisme s’est évaporée.

 

Des descriptions grandiloquentes

Une autre raison pour laquelle le terme « licorne » ne s’applique pas à WeWork provient d’une analogie entre deux différences de catégorie, ou deux disproportions. La première disproportion oppose l’énoncé de la mission réelle de WeWork (la mise à disposition d’espaces de travail) à la description grandiloquente qui en a été donnée.

Voici deux exemples de cette grandiloquence, que l’on peut lire sur le prospectus d’introduction en bourse :

« Nous consacrons [ce prospectus] à l’énergie du « nous » que nous formons, qui est plus grand que chacun d’entre nous, mais qui est en chacun de nous. » (Page de couverture)

« Nous sommes une entreprise communautaire qui s’engage à avoir un impact mondial maximal. Notre mission est d’élever la conscience du monde. » (« Notre histoire »)

Voici en outre un propos, également souvent cité, issu d’une ancienne interview d’Adam Neumann au magazine Forbes :

« Notre valeur et notre taille aujourd’hui sont plus basées sur notre énergie et notre spiritualité que sur un multiple des revenus. » (8)

On a moqué ces déclarations, qui ont ajouté au ridicule de la situation (9).

On trouve le même genre de disproportion entre le réel et le grandiloquent dans la référence à la licorne. La licorne appartient à la fantasmagorie comme la grandiloquence appartient à l’illusion et à la persuasion. Autrement dit, se débarrasser de la grandiloquence implique de se débarrasser de la licorne.

 

Le cas WeWork contredit la valeur symbolique de la licorne

La troisième raison pour laquelle WeWork n’était pas une vraie licorne suppose de rappeler, en quelques mots, le sens du symbole de la licorne.

Cet animal légendaire, muni d’une corne, est en réalité, selon les mots de Michel Pastoureau, « un animal hybride, qui emprunte les différentes parties de son corps à d’autres animaux » (10). Il a une longue histoire qui n’appartient pas seulement au Moyen-Âge chrétien, mais inclut aussi la licorne orientale, animal merveilleux de l’Inde que décrit Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle.

De quoi la licorne est-elle le symbole ? Si elle apparaît, dans l’acception populaire, comme un être bienfaisant, elle a été également représentée, rappelle Pastoureau, comme une figure du diable.

Mais la signification dominante est celle de la pureté. « La licorne est douée du mystérieux pouvoir de déceler l’impur », soulignent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (11). Sa corne, en particulier, « a pour vertu principale d’éloigner les démons et de purifier tout ce qu’elle touche », précise Pastoureau, qui ajoute que « la licorne est attirée par l’odeur de la virginité ».

Cette propriété est surtout connue par le rôle qu’elle joue dans sa capture, comme le résume Hans Biedermann :

« La licorne est en effet devenue un symbole de pureté et de force, et les miniatures et tapisseries médiévales montrent qu’elle ne pouvait être capturée qu’avec l’aide d’une vierge, sur les genoux de laquelle l’animal, confiant, cherche refuge, avant d’être capturé par les chasseurs et tué. » (12)

Si l’on interprète ainsi la valeur symbolique de la licorne, on en conclut que l’application à WeWork est inappropriée.

On pourrait justifier plus précisément cette interprétation en décelant les « violations de pureté » commises dans l’affaire WeWork. Rosabeth Moss Kanter, professeure à la Harvard Business School, a parlé à son propos, et spécialement à propos du « parachute doré », selon ses termes, dont bénéficie Adam Neumann, de « kleptocratie d’entreprise » (13).

On peut toujours défendre la qualification de « licorne » appliquée à WeWork (et peut-être à d’autres startups) en soulignant, comme le fait J. E. Cirlot s’inspirant de Carl Jung, qu’« elle n’a pas un caractère symbolique bien défini, mais présente plutôt de nombreuses variantes qui incluent des animaux à simple corne, réels et fabuleux, tels que le poisson-épée ou certains types de dragons » (14).

Mais sa pluralité de sens ne donne pas une raison pour l’appliquer sans précaution, pas plus que le petit plaisir que l’évocation du mot produirait dans l’imaginaire. Dans le monde réel, il est utile de prendre garde aux visions chimériques.

Alain Anquetil

(1) « Quand nous avons créé WeWork en 2010, notre vision n’était pas simplement de construire de jolis espaces de bureaux à partager, mais de construire une communauté » (Source : site de WeWork). L’entreprise s’appelle maintenant The We Company.

(2) « WeWork, start-up and down », Libération, 6 novembre 2019.

(3) « Was WeWork ever going to work? », New York Times, 4 octobre 2019.

(4) « How WeWork spiraled from a $47 billion valuation to talk of bankruptcy in just 6 weeks », Business Insider, 28 septembre 2019.

(5) « WeWork’s $47 billion valuation was always a fiction created by SoftBank », CNBC, 22 octobre 2019.

(6) A. Lee, « Welcome to the Unicorn Club: Learning from billion-dollar startups », TechCrunch, 2 novembre 2013.

(7) Selon Robin Lakoff, professeur de linguistique à l’université de Californie (« The Real Reason Everyone Calls Billion-Dollar Startups ‘Unicorns’ », International Business Times, 3 septembre 2015).

(8) « WeWork’s $20 billion office party: The crazy bet that could change how the world does business », Forbes, 3 octobre 2017.

(9) Voir « WeWork is the most ridiculous IPO of 2019 », Forbes, 27 août 2019.

(10) M. Pastoureau, Bestiaires du Moyen-Âge, Paris, Seuil, 2011,

(11) J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont / Jupiter, 2ème édition, 1982.

(12) H. Biedermann, Dictionary of symbolism: Culture, icons, and the meanings behind them, trad. J. Hulbert, Facts on File, 1989.

(13) « WeWork’s saga is a cautionary tale about golden parachutes and CEO pay », CNN, 7 novembre 2019.

(14) J. E. Cirlot, A dictionary of symbols, trad. J. Sage, 2ème edition, Routledge & Kegan Paul, 1971.

[cite]

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