Lorsque les interactions humaines reposent sur une confrontation d’intérêts, l’idée de douceur ne semble pas avoir de place. On le comprend aisément si on la restreint au domaine de la sensation (« la douceur d’un parfum ») ou de l’intime (« la douceur du repos »), à plus forte raison si, lorsque des intérêts sont en jeu, on l’assimile à la naïveté ou à la mollesse. En outre, de nombreux exemples, notamment géopolitiques, semblent exclure la valeur pratique de la douceur, et le fait que des dirigeants politiques puissent exprimer avec douceur, et sans scrupules, des intentions brutales, cruelles et injustes, concourent encore à la discréditer. Mais la douceur n’est pas seulement une valeur : elle est aussi une disposition du caractère, une vertu, qui a des effets pratiques, y compris au niveau politique. (1)
Non seulement la douceur peut être utilisée par calcul, mais elle peut aussi être feinte. Jacqueline de Romilly remarquait qu’« on peut être doux pour servir ou pour asservir » (2), et beaucoup de penseurs et de politiques ont mis en garde contre les effets négatifs de la fausse douceur. Par exemple, Démosthène (381-322 av. J.-C.), grand orateur de l’Antiquité, alerta les Grecs sur les propos trompeurs de Philippe de Macédoine. Il affirmait en 338 av. J.-C., après la bataille de Chéronée qui vit la défaite des armées grecques :
« Les autres peuples éprouvèrent la cruauté de Philippe, toujours terrible […] dès que sa domination était établie, tandis que vous recueillîtes heureusement les fruits de cette feinte douceur dont il voilait ses desseins sur la Grèce » (3).
Montaigne observait que l’on pouvait « baptiser [des vices publics] de mots nouveaux plus doux », faisant dire à Pierre Servet que « le doux dissimule et, dans la dialectique de l’être et du paraître, il joue le rôle du masque » (4). Et Pascal concevait la douceur comme le « moyen idéal pour investir la conscience de l’autre et lui communiquer des certitudes », selon les mots de Jean-Pierre Landry (5). Elle permet en particulier de convaincre l’autre en lui faisant croire qu’il est lui-même l’auteur de la croyance que l’on veut lui inculquer. Dans un récent article sur le soft power (ou « puissance douce »), Philip Golub notait à cet égard que « mieux vaut évidemment amener les autres à se conformer à ses préférences en les leur faisant désirer que les contraindre à l’obéissance par la force » (6).
Une telle perspective a toutefois des limites. Jacqueline de Romilly évoque ainsi le « malheur du tyran », dont, par définition, le pouvoir est exercé de façon arbitraire et violente. Elle cite le rhétoricien Isocrate (436-338 av. J.-C.), qui observait que les tyrans sont « contraints de faire la guerre à tous leurs concitoyens, de haïr qui ne leur a jamais fait de mal, de se défier de leurs propres amis et de leurs compagnons, de confier le salut de leur personne à des mercenaires qu’ils n’avaient jamais vus jusqu’alors, de craindre tout autant leurs gardes que les conspirateurs, d’avoir tant de soupçons qu’ils ne sont même pas rassurés quand ils sont près de leurs plus proches parents » (7). L’intérêt d’un dirigeant politique est donc d’être doux avec ses administrés :
« Pour éviter de tomber dans les mêmes maux, les rois doivent éviter tout ce qui peut faire naître l’hostilité. Ils doivent être justes ; ils doivent aussi être doux. » (8)
Cela implique la recherche d’une « justice humanisée », où l’équitable intervient dans l’application des lois. Aristote disait ainsi que « l’homme équitable est surtout favorablement disposé pour autrui » (9), ce qui revient à reconnaître l’importance d’une « justice plus indulgente, supérieure à la justice des lois, [signalant] le triomphe de l’une des formes de la douceur » (10).
Lorsque Jacqueline de Romilly note que, selon Isocrate, les rois « doivent être doux », cela implique qu’ils ne doivent pas feindre la douceur. Autrement dit, la douceur de leur conduite, et pas seulement de leur parole, doit être sincère. C’est à cette condition que la douceur apparaît comme équivalente à la « mansuétude, [à une] qualité de l’âme qui dispose à tout accepter avec un calme inspiré par la bonté », définition de dictionnaire à laquelle est ajoutée une citation attribuée à Helvétius : « La douceur attire l’affection » (11). L’une des propriétés de la douceur, quand elle se manifeste dans les relations interpersonnelles, est en effet d’attirer « la sympathie, la fidélité, le dévouement de ceux qui en sont l’objet », ce qui constitue « une argumentation sous-jacente en faveur de la douceur » (12).
La condition de sincérité, qui permet à la douceur d’être efficace, est plus facile à satisfaire si l’on considère la douceur comme une vertu. En effet, une vertu peut être définie comme une « disposition permanente à vouloir accomplir une sorte déterminée d’actes moraux » (13). Il en résulte que la possession et l’exercice d’une vertu doivent conduire l’agent à se conduire selon cette disposition.
Aristote considère la vertu de douceur comme le juste milieu entre un excès (la colère) et un défaut (l’indifférence) : « pour la colère, si nous l’éprouvons ou violemment ou nonchalamment, notre comportement est mauvais, tandis qu’il est bon si nous l’éprouvons avec mesure » (14). La douceur est donc une « disposition intermédiaire » qui n’exclut pas la colère, mais constitue une réaction appropriée aux situations où la colère ou l’indifférence peuvent être activées (15).
Mais définir cette vertu en fonction de telles situations ne rend pas compte de la « vaste portée » et de la « richesse » de la douceur, selon les mots de Jacqueline de Romilly (16). Suivant le type d’interaction sociale considéré, elle peut recouvrir différentes valeurs : « gentillesse des manières », « bienveillance », « générosité », « bonté », « humanité et presque charité ». Dans la vie politique, « elle peut être tolérance, ou encore clémence, selon qu’il s’agit des rapports entre citoyens, ou des sujets, ou encore des vaincus ». De même, Matthew Christ précise que Démosthène utilisait le mot « douceur » « pour évoquer non seulement l’’humanité’, la ‘générosité’ et la ‘bonté’, mais aussi la ‘civilité’, la ‘sociabilité’ et la ‘tolérance’ qui assurent la cohésion de la cité » (17).
Derrière la souplesse ou la flexibilité de la vertu de douceur, on trouve néanmoins une idée commune, une unité (18). Jacqueline de Romilly définit ce noyau commun comme une « disposition à accueillir autrui comme quelqu’un à qui l’on veut du bien ». Elle « rend les relations quotidiennes des gens faciles et tolérantes », selon Matthew Christ, elle est même la « marque d’une société civilisée – et le moyen de la préserver –, une société dans laquelle les relations sont fondées sur la réciprocité et l’équité » (19). Elle contribue en particulier à la préservation et au développement de la démocratie.
Concevoir la douceur comme une vertu a au moins deux conséquences pour notre propos.
La première vient du fait que, si la douceur peut être feinte ou utilisée de façon tactique, notamment rhétorique, pour convaincre ou manipuler autrui, c’est que nous y sommes sensibles, qu’elle répond à une disposition psychologique « à tout accepter avec un calme inspiré par la bonté ». Si nous y sommes si sensibles, nous pouvons l’exercer au-delà de nos relations personnelles.
La seconde conséquence recouvre précisément le fait que la douceur peut s’étendre à la vie politique démocratique. Démosthène affirmait, selon Christ, qu’elle « imprégnait », dans l’Athènes du IVème siècle avant J.-C., « les institutions de la cité démocratique, les lois et les relations entre les citoyens ». Mais les conceptions contemporaines la rangent aussi parmi les vertus politiques, même si elle n’est pas nommément citée. John Rawls, par exemple, inclut dans sa théorie de la justice comme équité « la tolérance et le respect mutuel », « un sens de l’équité et de la civilité », ainsi que la vertu de modération – un ensemble de qualités qu’il qualifie de « vertus de la coopération sociale équitable » (20).
Le professeur de science politique Frédéric Ramel affirme qu’en matière de politique internationale, la bienveillance – l’un des synonymes de la douceur – ne se substitue pas à la puissance, mais « apparaît plutôt comme un liant ou un ciment dont la principale vertu est de favoriser la civilité » (21). Il précise sa fonction :
« Il s’agit d’éviter les conflits inutiles quand l’autre coopère, ne pas se fâcher si le partenaire privilégie la sortie de la coopération, être indulgent après avoir été l’objet d’une provocation, être précis et transparent sur les positions diplomatiques adoptées afin de favoriser une adaptation des partenaires. »
Cette douceur-là convient aux relations internationales, mais elle ne diffère pas substantiellement de la douceur dont il est moralement recommandé de faire preuve dans les relations personnelles. Bien sûr, elle peut toujours être feinte – il suffit, pourrait-on dire, de contrôler sa colère et de jouer un rôle. Cependant, la maîtrise de soi et l’exigence de sincérité qui la caractérisent, comme elles caractérisent d’ailleurs les autres vertus, représentent des contraintes si fortes qu’elles ont des chances de décourager les tentatives de mystification.
Références
(1) Cet article reprend des éléments de la chronique philo d’euradio intitulée « La douceur peut payer, y compris dans les relations internationales », qui a été diffusée le 20 avril 2025.
(2) J. de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Les Belles Lettres, 1979. Toutes les autres citations de Jacqueline de Romilly proviennent de cet ouvrage.
(3) Démosthène, Sur la couronne.
(4) Montaigne, Les Essais, traduction intégrale en français moderne par André Lanly, Gallimard, collection Quarto, 2009, I, 23, et P. Servet, « Douceurs de Montaigne », Cahiers du GADGES, 1, Le doux aux XVIe et XVIIe siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité. Colloque des 28 et 29 mars 2003, p. 81-95.
(5) J.-P. Landry, « Pascal et la douceur. Une rêverie herméneutique sur les Pensées », Le doux aux XVIe et XVIIe siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité. Colloque des 28 et 29 mars 2003, p. 117-127.
(6) P. S. Golub, « Les masques du ‘soft power’. Quand les États-Unis prétendaient séduire plutôt que dominer », Le Monde diplomatique, 1er avril 2025.
(7) La citation d’Isocrate provient de son discours Sur la paix (356 av. J.-C.).
(8) J. de Romilly, op. cit.
(9) Aristote, Ethique à Nicomaque, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990.
(10) J. de Romilly, op. cit.
(11) C. Augé (dir.), Nouveau Larousse illustré. Dictionnaire universel encyclopédique, Tome 3, 1897-1904.
(12) J. de Romilly, op. cit. Parmi d’autres « argumentations » en faveur de la douceur se trouve celle du baron D’Holbach (auquel sans doute, devrait être attribuée la formule d’Helvétius citée précédemment) :
« Tout devrait convaincre de la tyrannique déraison, de l’injuste violence, et de l’inutile cruauté de ces hommes de sang, qui persécutent leurs semblables pour les forcer de plier sous leurs opinions ; tout devrait ramener les mortels à la douceur, à l’indulgence, à la tolérance ; vertus, sans doute, plus évidemment nécessaires à la société, que les spéculations merveilleuses qui la divisent et la portent souvent à égorger les prétendus ennemis de ses opinions révérées ».
(Baron d’Holbach, Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral, 1770.)
(13) A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 18ème édition, PUF, 1996. Il existe d’autres définitions de la vertu, comme celle-ci, due à Rosalind Hursthouse, que nous avons déjà discutée par ailleurs : « Une vertu est un trait de caractère dont un être humain a besoin pour s’épanouir ou vivre bien » (« Virtue theory and abortion », Philosophy and Public Affairs, 20, 1991, p. 223-246 ; voir « Quelques cas concrets autour de l’éthique de la vertu », 25 juillet 2014).
(14) Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit.
(15) Ethique à Eudème, tr. V. Décarie, Vrin, 1997.
(16) J. de Romilly, op. cit.
(17) M. R. Christ, « Demosthenes on philanthrōpia as a democratic virtue », Classical Philology, 108, 2013, p. 202-222. La philanthrôpia est l’un des termes grecs désignant la douceur – elle désigne plus précisément les sentiments d’humanité et de bonté (selo A. Bailly, Dictionnaire Grec - Français, Hachette, 1935), l’amour du genre humain. D’autres mots se référant à la douceur correspondent à la faculté de maîtriser la violence (la douceur est alors, pour Jacqueline de Romilly, « la vertu de ceux qui pourraient être tentés d’user de la force ou de la violence, c’est-à-dire de ceux qui détiennent une forme de pouvoir »), à la compréhension, à l’indulgence ou à l’équité.
(18) « Souplesse » et « flexibilité » sont utilisés respectivement par Jacqueline de Romilly et Matthew Christ (dans ce dernier cas, à propos de Démosthène).
(19) Christ se réfère à la manière dont Démosthène décrivait la cité athénienne du IVème siècle av. J.-C.
(20) J. Rawls, Political liberalism, Columbia University Press, 1993, tr. C. Audard, Libéralisme politique, Quadrige / PUF, 1995.
(21) F. Ramel, « La bienveillance dans les relations internationales », Cogito, 27 novembre 2022.
Pour citer cet article : Alain Anquetil, « ‘La douceur est la marque d’une société civilisée’ », Blog Philosophie et Ethique des Affaires, 29 avril 2025.