Bahr coverEtait-ce le charme délicieusement staliniste de la déco du Palais de l’Indépendance de Minsk aux dimensions grotesques qui a fait remonter les souvenirs de la guerre froide, ou étaient-ce les tentatives désespérées d’Angela Merkel et de Françoise Hollande de contenir le conflit en Ukraine en affrontant un énigmatique leader soviétique, pardon : président russe ? En tout cas, toute la mise en scène avait un air étrangement familier pour tous ceux qui ont grandi durant une époque qu’on finira bien par appeler « La Première Guerre Froide » (maintenant que la deuxième du nom a déjà un article sur wikipédia en anglais !). La seule différence était les efforts têtus, bien qu’impuissants, déployés par le tandem franco-allemand afin de gérer une crise européenne sans les Américains et sans rentrer dans une course à l’armement qu’il a laissé derrière lui au 20ème siècle.

C’est le moment de se replonger dans les souvenirs d’un vétéran de la « Première Guerre Froide », surtout quand ils sont aussi instructifs et bien écrits que ceux d’Egon Bahr.

Egon Bahr, aujourd’hui âgé de 92 ans, a été l’homme de l’ombre de Willy Brandt, l’ingénieux co-architecte de la fameuse Ostpolitik allemande. Son ouvrage « Ce sera à toi de raconter cela », publié récemment par Propyläen (Berlin) porte le sous-titre « Souvenirs de Willy Brandt » et se focalise quasi-entièrement sur les cinq années très denses entre 1969 et 1974 que Brandt a passé à la chancellerie.

Dans ce récit fascinant et hautement crédible d’une époque qui était à la fois l’apogée de l’impasse de la guerre froide et un moment de changement radical, il y a deux aspects particulièrement frappants.

Le premier est la lucidité, l’intelligence et la fiabilité avec lesquelles Bahr crédite ses interlocuteurs soviétiques, des conseillers en politique étrangère jusqu’à Léonide Brejnev. Dans les souvenirs de Bahr, les acteurs paranoïaques de cette époque se trouvent en Allemagne de l’Ouest et de l’Est. Le lecteur ne peut s’empêcher de se demander si l’Ostpolitik, basée sur le principe célèbre du « changement par le rapprochement » (que Bahr avait d’ailleurs formulé dès 1963), aurait été possible avec une Union Soviétique gouvernée par Poutine.

Le deuxième est l’insignifiance totale de l’Europe ! La Communauté Economique Européenne (CEE) d’alors n’est guère mentionnée dans le livre. Sur un total de 260 pages, elle est traitée en passant sur les pages 192 à 196 dans un petit chapitre intitulé « Une bienaimée exaspérante ».

Le fait que l’Europe ne semble avoir joué aucun rôle dans la politique étrangère de Brandt est d’autant plus surprenant que son premier acte de portée internationale en tant que chancelier a été de se rendre au sommet de La Haye en décembre 1969, où il a ouvert la porte, avec Georges Pompidou, au premier élargissement de la Communauté (qui devint réalité en 1973, avec l’adhésion du Royaume-Uni, de l’Irlande et du Danemark).

Bahr -EZ

Egon Bahr en novembre 2013.

Dans une récente interview, Bahr rappelle combien Brandt avait été fier et heureux d’avoir fait entrer les Britanniques après les années de blocage par de Gaulle, et comment il a été de plus en plus déçu par eux. Aujourd’hui, son verdict est sévère :

« Quand on considère comment chaque gouvernement britannique a systématiquement et très habilement, empêché que l’Europe se développe d’avantage ; et quand on considère que nous sommes aujourd’hui dans une situation où il est clair qu’ils sont encore moins enclins à lier leur destin à celui du continent, je ne vois une nouvelle chance pour l’Europe que sans l’Angleterre. Si l’Europe aura le courage de franchir ce pas, je n’ose le dire en ce moment. »

La guerre froide des années 70 avait ses moments angoissants. Mais malgré tout le discours sur les « ennemis », « la course à l’armement » et « la menace nucléaire », les choses paraissaient presque plus rationnelles que dans la pagaille multipolaire du nouveau siècle. Les souvenirs et les observations d’Egon Bahr laissent le lecteur avec la prémonition que nous finirons bien par nous bercer dans la douce nostalgie des bons vieux jours de la « Première Guerre Froide ».,

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