Fin septembre 2016, un avion de la compagnie Air France parti d’Orly en direction de la Guyane a vidangé une partie de son kérosène en raison d’un problème technique qui l’a amené à revenir à son point de départ. L’opération a eu lieu au-dessus de la forêt de Fontainebleau (1). Cette procédure exceptionnelle répond à un problème de sécurité (« Les délestages de carburant sont des événements exceptionnels qui sont effectués uniquement dans des circonstances où la sécurité des passagers exige un allègement de la masse de l’appareil pour l’atterrissage », selon une note du service technique de l’Aviation Civile) (2). En outre, une partie importante du carburant évacué s’évapore avant de toucher le sol,. Cependant, dans le cas d’espèce, elle a fait l’objet de vives critiques. Ainsi, le maire de Fontainebleau a déploré sur Twitter les conséquences de la vidange au-dessus d’un lieu naturel : « Scandaleux que cette procédure soit encore autorisée. Forêt Fbleau, c’est 10 millions visiteurs/an, l’espace naturel le + protégé en FR » (3). Cette réaction, ajoutée à d’autres commentaires, a pu laisser penser que la pratique du délestage de carburant était commune ou routinière. Le malentendu semble être dû à l’ignorance des circonstances dans lesquelles elle intervient, mais il pourrait également provenir de l’habitude que nous avons de nous référer à une pratique commune pour justifier nos actions. Cette question fait l’objet du présent article. Revenons au cas de l’avion d’Air France. Les propos d’un commandant de bord, interviewé dans la presse, indiquent sans détour que la procédure de vidange avant un retour peu après le décollage n’a rien d’une pratique ordinaire :

« Il est faux de penser que c’est une procédure sauvage. Elle se fait sous le contrôle exclusif et unique du contrôle aérien. Concrètement, l’équipage demande une autorisation au contrôle aérien, qui décide de la zone et du moment [où la vidange est opérée]. Cette procédure est définie et approuvée par toute l’industrie du transport aérien : constructeurs, autorités de certification, autorités de tutelle et compagnies aériennes. » (4)

En dépit de l’affirmation catégorique et répétée du caractère exceptionnel et réglementé de la procédure, la question de son caractère routinier a déjà été posée. On trouve par exemple sur le forum du site airliners.net le commentaire d’un observateur apparemment averti qui affirme avoir vu un avion laissant échapper un panache qui ressemblait à une vidange de kérosène, ce qui le conduisait à se demander si les vidanges de carburant constituent une « pratique commune quand un vol régulier s’apprête à atterrir » (« Is Fuel Dump Before Landing Common? ») (5). Le site science.howstuffworks.com soulevait la même interrogation il y a quelques années (« Do airplanes routinely dump their fuel before landing? »), concluant que les délestages de kérosène avaient lieu pour de bonnes raisons et n’avaient donc rien d’une pratique routinière. Si la question mérite d’être posée, c’est peut-être parce que l’idée de « pratique commune » (common practice) joue un rôle particulier dans nos jugements et nos justifications (6). Nous semblons tellement sensibles à cette idée que son évocation, par exemple dans des déclarations officielles, peut orienter, voire fausser, notre jugement. On en trouve un exemple typique dans le champ de l’éthique des affaires. Dans un article paru en 2005, Irene Pollach analysait le langage des clauses publiées par les opérateurs de l’Internet relatives à la confidentialité des données collectées et au respect de la vie privée. Ces opérateurs justifiaient en particulier l’usage des cookies (qui ne feront l’objet d’une réglementation européenne qu’en 2009) par l’appel à une pratique commune, ce qui, selon Pollach, était supposé faire naître dans l’esprit des internautes la croyance qu’il n’y avait aucune raison de s’en soucier. Elle citait trois exemples d’appels à la pratique commune, en l’occurrence des phrases utilisant les formes linguistiques « Comme la plupart des sites Internet » (Like many websites, Like most websites) et « Sont utilisés par la plupart des sites, sinon par tous » (Are routinely used by most, if not all) :

« Like many websites, the Apple website uses ‘cookie’ technology. »

« Like most websites, the Site uses cookies » (Ticket Master). »

« Cookies are routinely used by most, if not all, Ecommerce merchants, including Oce Depot. »

L’appel à la pratique commune n’est pas seulement une technique de persuasion par euphémisation. Il est aussi un sophisme, un raisonnement fallacieux prenant pour prémisse le fait que beaucoup de personnes font une action donnée en vue de justifier cette action (7). Il y a cependant une autre manière, non problématique, de recourir à la pratique commune. Le philosophe David Holley l’a montré dans un intéressant article paru en 1997 (9). Son argument part du fait que nous disposons d’une base de connaissances relatives à quantité de pratiques communes, c’est-à-dire de manières que les gens ont d’agir dans différents types de situations. Il discute en particulier d’un cas de négociation commerciale entre le représentant d’une firme occidentale, nommé A, et un homme d’affaires d’Afrique de l’est, nommé B. Ce que le négociateur occidental A prenait pour une demande de pot-de-vin n’était en réalité qu’une invitation de l’homme d’affaires africain à permettre à A de jouer un rôle prédominant dans la transaction, conformément aux coutumes de sa culture. Or, ce rôle supposait notamment le paiement par A d’une somme d’argent qui ne devait en aucun cas servir à enrichir B, mais à lui permettre d’organiser un festin en l’honneur de A. Ce festin était l’occasion, selon les mots d’Holley, de « marquer le commencement d’une relation continue en vue d’engendrer des bénéfices réciproques ». Pour lui, appliquer le concept de « corruption » à cette situation (ce qui était le premier mouvement de A) aurait témoigné d’une ignorance des pratiques communes qui donnaient un sens à la demande de l’homme d’affaires africain. Elles constituaient le contexte qui permettait au négociateur occidental non seulement d’agir, mais aussi de justifier ses actions. Holley évoque un autre cas d’appel à des pratiques communes. Il a trait aux responsabilités liées aux rôles professionnels que nous remplissons. Celles-ci sont bien sûr décrites dans des descriptions de poste, mais il est fréquent que certaines responsabilités n’y soient pas explicitées. C’est le cas par exemple de la nature des informations qu’un vendeur devrait communiquer à un acheteur potentiel. En général, selon Holley, elles ne sont pas précisées clairement. Mais la référence à des pratiques communes peut permettre de déterminer les responsabilités d’un vendeur en la matière. Holley remarque ainsi que « nous n’apprenons pas les rôles sociaux principalement en consultant une liste de devoirs à accomplir, mais en observant et en imitant ceux qui occupent des rôles similaires ». Pour écrire une lettre de recommandation, par exemple, un professeur ne dispose pas d’un inventaire de devoirs à respecter. Cependant, il a à sa disposition ce qui se pratique en général, étant entendu que ce qui se pratique en général répond aux attentes des différentes parties, en l’occurrence l’étudiant bénéficiaire de la lettre et la personne à qui elle est destinée. Comme le résume Holley, « afin de savoir ce que je dois faire, il est nécessaire de déterminer comment les autres réagiront à mes actions, et cette évaluation exige de consulter les pratiques communes et les attentes qu’elles génèrent ». L’argument général de Holley permet peut-être de comprendre les réactions qui ont suivi la vidange de kérosène de l’avion d’Air France. Si nous nous référons souvent aux manières d’agir des personnes occupant le même rôle que nous, nous pourrions avoir tendance à penser, jusqu’à preuve du contraire, que beaucoup d’actions dont nous sommes informés sont justifiées par des pratiques communes. Alain Anquetil (1) Voir « Un avion d’Air France vidange son kérosène au-dessus de la forêt de Fontainebleau » (Le Monde du 26 septembre 2016). L’affaire a été rapportée par Le Parisien dans « Un avion d’Air France largue du kérosène au-dessus de la forêt de Fontainebleau », 25 septembre 2016. (2) Ce type de vidange est « une mesure exceptionnelle laissée à l’appréciation de l’équipage, mais qui nécessite une autorisation du contrôle aérien. Le but est d’alléger l’appareil », selon un déclaration d’Air France rapportée par Le Nouvel Observateur (« Un avion Air France vidange son kérosène au-dessus de Fontainebleau : ce que l’on sait », 26 septembre 2016). (3) Propos rapportés notamment par l’article du Monde cité à la note (1). (4) Idem. (5) « If fuel dumping is common practice when a regular flight comes to an end ». La note du service technique de l’Aviation Civile déjà citée semble répondre à la question du commentateur. (6) On pourra sans doute trouver des différences entre une pratique commune et une pratique routinière. Je les confond dans le présent article. (7) I. Pollach, « A typology of communicative strategies in online privacy policies: Ethics, power and informed consent », Journal of Business Ethics, 62, 2005, p. 221-235. (8) Voir l’article « Appeal to Common Practice ». (9) D. M. Holley, « Everyone’s doing it: common practice and moral judgment », The Journal of Value Inquiry, 31, 1997, p. 369-380. [cite]

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