« Graves manquements au devoir de confraternité », lit-on dans un récent article du Figaro à propos d’une plainte déposée par une société savante auprès d’un Conseil départemental de l’Ordre des médecins (1). Ce n’est pas le cas qui nous intéresse ici, mais le concept de confraternité. Un concept paradoxal, mais doté d’une authentique portée morale.  

Définitions

Pour aborder le caractère paradoxal de la confraternité, il convient de commencer par des définitions. Il va de soi que la confraternité dérive de la fraternité. Celle-ci désigne, en un sens général, le « lien entre des personnes se considérant comme appartenant à la famille humaine » (2). Cette définition n’exprime pas un état de fait objectif – l’appartenance pure et simple de chacun à la « famille humaine » – mais une croyance dont témoigne l’expression verbale « se considérer comme ». Il faut croire que l’on est membre de la communauté humaine pour entrer dans des relations fraternelles avec autrui. On notera au passage que cette définition ne se réfère pas aux idées de rôle ou de position sociale. La confraternité s’applique à des personnes appartenant à une même profession ou, plus précisément, à un même corps, c’est-à-dire à un « groupe de personnes constitué en ensemble plus ou moins organisé du fait de liens divers, d’intérêts communs et solidaires » (3). Certaines professions – médecins, avocats, experts comptables, commissaires aux comptes, etc. – sont des corps en ce sens. Si l’on revient à la définition donnée précédemment, la fraternité – le « lien entre des personnes se considérant comme appartenant à la famille humaine » – s’applique aux membres d’un corps professionnel, à la condition de procéder à deux remplacements : « famille humaine » par « même corps » et « se considérant comme » par « appartenant à ». La définition devient alors : « lien entre des personnes appartenant à un même corps ». Le concept de croyance (« se considérer comme ») a disparu. Inutile, pour un avocat, de se considérer comme appartenant à l’ordre des avocats : il lui appartient de fait.  

Le paradoxe

Ce dernier point soulève une question relative à la nature du lien de confraternité unissant les membres d’un même corps. Les entités qui entretiennent un rapport de fraternité comme « lien entre des personnes se considérant comme appartenant à la famille humaine » sont des personnes singulières. Elles entretiennent entre elles des rapports personnels. Mais lorsque la fraternité est remplacée par la confraternité entendue comme « lien entre des personnes appartenant à un même corps », on peut se demander si le rapport de confraternité ne s’établit pas alors entre des rôles, et s’il n’a pas, à l’inverse du rapport de fraternité, un caractère impersonnel. Quand une personne X est dans un rapport fraternel avec une personne Y, les rôles qu’elles jouent dans la société (rôles familiaux, professionnels et autres) ne sont pas nécessairement des composantes de ce rapport. Mais quand un confrère X est dans un rapport confraternel avec un confrère Y, leurs rôles, qui sont similaires, sont des composantes nécessaires de la relation de confraternité. Là se trouve le paradoxe : c’est en tant que membre d’un corps qu’un titulaire de rôle est en relation avec un égal. Pas en tant que personne.  

Une objection au paradoxe

On rétorquera bien sûr que derrière un rôle se trouve une personne. Dans son commentaire de son code de déontologie, le Conseil national de l’ordre des sages-femmes observe que

« le devoir de bonne confraternité signifie que toute sage-femme doit faire preuve de délicatesse, de politesse, de courtoisie et de solidarité à l’égard de ses consœurs. Une relation loyale doit être instaurée entre chaque sage-femme. Respect, réciprocité et solidarité tels sont les maîtres mots du devoir de confraternité. »

Être loyal, délicat, poli, courtois, solidaire et respectueux ne revient pas à exprimer des qualités exclusives, propres au rôle de sage-femme. Elles constituent des qualités générales du caractère, des qualités qui sont supposées connues de tous et que les sages-femmes sont censées cultiver et exercer. Elles font partie des vertus nécessaires à l’exercice du rôle de sage-femme, mais les solliciter, c’est faire appel au caractère de la personne qui occupe le rôle de sage-femme. L’image d’une sage-femme qui serait loyale, délicate, polie, courtoise, solidaire et respectueuse seulement dans son rôle n’est pas plausible, sauf cas de pathologie extrême. (5)  

La portée morale de la confraternité

L’objection est plutôt convaincante. Il y a, dans l’exercice d’un rôle comme dans la participation à une pratique, exercice de vertus générales (6). Certaines d’entre elles sont liées à la confraternité, du moins lorsque cette valeur est pertinente. Et ces vertus sont significatives. La confraternité a une fonction de rappel. Elle rappelle qu’il est essentiel que le titulaire d’un rôle endosse les valeurs et les vertus morales qui lui sont associées. Être confraternel, pratiquer les vertus spécifiques à la confraternité, c’est contribuer à la qualité de l’exercice de son rôle en général. Ce commentaire de l’article 56 du Code de déontologie médical en atteste :

 « [Le] corps médical doit vivre dans la confraternité. Il est uni par un état d’esprit commun, celui d’une profession de responsabilité et d’action, par une formation intellectuelle particulière, alliant science et humanisme. Il ne s’agit pas d’une manifestation de corporatisme mais d’une solidarité et d’une entraide nécessaires à l’accomplissement de la mission médicale. »

La confraternité ne recouvre pas seulement une manière d’être, un ensemble d’attitudes qu’il est bon d’avoir avec ses pairs. Elle fait partie de la vie du médecin et garantit l’accomplissement de sa mission. La confraternité n’est pas compatible avec une manière égoïste de tenir son rôle. Elle n’est pas compatible avec l’idée qu’un rôle est seulement une opportunité de se réaliser lui-même, de satisfaire ses désirs personnels. Elle exige de tout membre d’une profession qu’il ait une conduite digne du rôle qui lui est confié. À l’idée que le rôle est une opportunité, elle substitue celle selon laquelle le rôle est conçu comme un don, une faveur, une chance offerte à son titulaire de contribuer à la mission dont il a la charge.

Alain Anquetil


(1) « Covid-19: le professeur Didier Raoult visé par une plainte à l’Ordre des médecins », Le Figaro, 2 septembre 2020. (2) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010. (3) Source: CNRTL. (4) Grand Larousse de la langue française, tome 2, Librairie Larousse, 1989. (5) Pour répondre encore au paradoxe, on pourrait aussi avancer l’argument. La confraternité, ce « lien qui unit des confrères », est caractérisée par des « rapports amicaux fondés sur une similitude d’états ou de situations ». « Amical » suggère une relation de nature personnelle, qui n’aurait rien à voir avec l’impersonnalité de relations entre rôles. L’adjectif renvoie certes à une conduite inspirée par l’amitié. Cependant, cette amitié-là ne trouve pas sa source dans une affinité du caractère ou dans l’attention désintéressée que deux amis ont l’un pour l’autre. Elle est engendrée par la similarité de situations professionnelles. En ce sens, l’adjectif « amical » est conceptuellement proche de la confraternité, car il correspond à ce qu’exprime l’idée d’« association amicale » : « un groupement généralement local de personnes qui partagent les mêmes goûts, défendent les mêmes intérêts » (CNRTL). (6) Voir mes articles « La poursuite des biens internes expliquerait l’amour du public pour le Tour de France » et « L’éthique des bonnes pratiques ».

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