Dans le précédent article, nous avons recensé les engagements éthiques d’Amazon, Google et Microsoft en matière d’intelligence artificielle, spécifiquement dans le champ de la reconnaissance faciale. Certains d’entre eux sont significatifs puisqu’ils s’accompagnent d’un appel à la puissance publique en vue de réglementer les usages de nouvelles technologies recourant à l’intelligence artificielle, des usages qui pourraient être contraires à des valeurs humaines fondamentales. En première analyse, ces engagements semblent caractéristiques de l’idée de « rectitude », plus précisément de « rectitude morale ». Ce mot n’est pas employé en tant que tel par les trois firmes concernées, mais il est suggéré, nous semble-t-il, par un ensemble de termes moraux, ainsi que par les inquiétudes liées à l’usage des technologies en question. Nous discutons du sens que pourrait revêtir, dans le cas d’espèce, la « rectitude morale ».

 

Souvenons-nous des engagements normatifs d’Amazon, Google et Microsoft qui ont été reproduits dans le précédent billet : respect de la loi (y compris en matière de droits fondamentaux), transparence sur les usages des technologies, « développement responsable de l’intelligence artificielle », production d’un bénéfice pour la société, nécessité de rendre des comptes, respect de la vie privée, exigence que la « technologie soit centrée sur l’être humain et développée d’une manière conforme aux valeurs sociétales communément admises ».

Cette liste nous permet-elle de repérer l’idée de rectitude morale ? Plusieurs réponses sont possibles. En voici trois.

 

  1. La rectitude serait la propriété d’un état de choses produit par des vertus morales.

Cette réponse est suggérée par à la fin du texte de Google présentant ses sept principes en matière d’intelligence artificielle :

« Nous pensons que ces principes constituent un fondement solide (the right foundation) pour notre entreprise et pour le développement futur de l’intelligence artificielle. »

Le terme « right » véhicule les idées de rectitude ou de droiture. L’adjectif « solide », que nous avons choisi pour le traduire, possède la même valeur sémantique.

Selon cette première interprétation, la rectitude morale consisterait en la propriété d’un état de choses produit par des vertus morales. Pour comprendre en quoi pourrait consister cette propriété, il est utile d’établir un parallèle avec l’« intégrité ».

Conformément à son sens étymologique, l’intégrité désigne le résultat produit par une action. Linda Trevino et Katherine Nelson rappellent ainsi qu’elle est un état, et elles en tirent une conséquence pratique sur l’éthique professionnelle :

« L’intégrité est définie comme la qualité ou l’état de ce qui est complet, en totalité ou sans division. Il en résulte ainsi […] qu’un professionnel de l’entreprise peut être autant éthique au bureau qu’à la maison. » (1)

L’analogie de la rectitude morale avec l’intégrité repose sur la portée générale de cette qualité ou de cet état, sur le fait qu’il s’attache à la personne dans sa totalité.

 

  1. La rectitude est proche, ou équivalente, de l’intégrité.

À propos de l’intégrité, Alan Montefiore propose une définition voisine de celle de Trevino et Nelson. Mais il donne à cette qualité un caractère plus substantiel et, surtout, intrinsèquement moral :

« L’état d’intégrité est un état de complétude qui n’a pas été rompu ou corrompu ; une personne intègre est une personne d’une seul tenant, qui est responsable au double sens où l’on peut se fier à elle et où elle est prête à répondre de ce qu’elle fait ou a fait, une personne qui ne triche pas avec ce qu’elle défend fondamentalement ». (2)

La mention d’« une personne d’un seul tenant » suggère, d’une part, que l’intégrité est inscrite dans le caractère d’une personne, et, d’autre part, que celle-ci est prête à endosser la responsabilité morale de ses actes. C’est une personne dont la vie morale suit un chemin droit au sens du latin rectitudo, qui signifie « direction en ligne droite » (3). La « ligne droite » qui est ici en question relie les croyances et engagements d’une personne (« ce qu’elle défend fondamentalement », dit Montefiore) et le fait qu’elle assume sans détour ses responsabilités.

Deux remarques. D’abord, on notera que Montefiore ne conçoit pas l’intégrité comme une « vertu de forme », comme le propose John Rawls. Celui-ci la qualifie ainsi parce que, selon lui, l’intégrité peut être mise au service d’une fin mauvaise (4). Un tyran (l’exemple qu’il propose) pourrait posséder la vertu d’intégrité.

Ensuite, cette deuxième interprétation suppose que la rectitude morale est une vertu, voire un ensemble de vertus (5). Cependant, la rectitude semble avoir une portée trop générale pour être qualifiée de « vertu ». Le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert affirme qu’elle est la « qualité d’une personne qui ne dévie pas de la bonne direction, dans le domaine intellectuel et moral ». Cependant, une vertu doit se rapporter, ou s’appliquer, à un domaine particulier. La générosité, par exemple, concerne l’action de donner des richesses dans un contexte où celles-ci sont limitées (6). Or, quel serait le domaine d’application de la rectitude morale ?

Si l’on affirme qu’elle est « la planification et la conduite de sa vie », on la confond avec la vertu de « prudence » ou « sagesse pratique » (7). Le commentaire de Domènec Melé selon lequel « la sagesse pratique (la prudence, au sens moral du terme), qui […] aide à juger avec rectitude morale, s’acquiert avec le temps », permet d’éviter une confusion de ce genre en ramenant la rectitude à une propriété du jugement (8) – dans les termes de Monique Canto-Sperber : « Agir bien, […] c’est manifester par son acte la rectitude de sa délibération et de son choix, l’ordre de son âme, la vérité de la règle qu’on a suivie et la bonne orientation de son désir » (9).

 

  1. La rectitude serait une propriété du « chemin de la vie ».

La troisième interprétation repose sur une conception objectiviste de la rectitude morale. Celle-ci se rapporte à un ordre normatif auquel chacun devrait se conformer pour conduire son existence. La rectitude serait la propriété du chemin idéal que devrait suivre toute existence humaine.

La référence au « chemin » est plus qu’une allusion. En effet, le chemin est constitutif de l’idée de rectitude. La rectitude désigne, au sens propre, le « caractère de ce qui est rectiligne ou à angle droit », et, au sens figuré, la « qualité intellectuelle ou morale d’une personne droite, la qualité d’une faculté humaine qui se conforme à la raison, au droit, à la véritable norme » (3). Le mot « chemin » lui-même reproduit les deux sens de la rectitude, comme le souligne le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert :

« Il présente un sens figuré ou métaphorique fondé sur l’assimilation du déroulement de la vie à un chemin à parcourir (le chemin de la vie). Le plus souvent, les locutions réalisent une idée de progression vers un but (aller, faire son chemin) ou mobilisent l’opposition symbolique de la ligne droite (droit chemin) et de la ligne courbe ou de la voie anormale (chemin de traverse). »

Les textes sacrés en donnent de multiples exemples. Dans l’Ancien Testament, on lit ainsi, au livre des Proverbes :

« Dans la voie de la sagesse je t’ai enseigné,

Je t’ai fait cheminer sur la piste de la droiture […]. » (10)

La droiture est une propriété du « chemin de la vie », c’est-à-dire, pour l’exprimer en termes grecs, du « vivre bien ».

 

Concluons notre propos en revenant aux engagements éthiques d’Amazon, Google et Microsoft.

S’ils manifestent de la rectitude morale, c’est sans doute du fait de l’interprétation numéro trois. Ces entreprises veulent marcher sur le « droit chemin », suivre la « piste de la droiture ». Et si le président de Microsoft, comme d’autres de ses confrères (11), a appelé à une régulation légale des programmes de reconnaissance faciale (12), il a de fait appelé à ce qu’un chemin soit tracé par une autorité légitime. De ce fait, il a accepté l’idée – du moins peut-on le penser – qu’il s’engageait à suivre le droit chemin, celui de la rectitude.

Il ne faut pas y voir un acte de pure bienfaisance. Car ce qui importe, pour un entrepreneur, c’est d’abord d’avancer sur un chemin, de poursuivre sa route avec succès. Mais si le chemin est tortueux et que le voyage s’annonce dangereux, il est plus prudent de choisir un chemin droit.

Alain Anquetil

(1) L. K. Trevino et K. A. Nelson, Managing business ethics: Straight talk about how to do it right, New York, John Wiley and Sons, 1999.

(2) A. Montefiore, « Identité morale », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.

(3) Voir la définition du CNRTL.

(4) J. Rawls, A theory of Justice, Harvard University Press, 1971, trad. fr. C. Audard, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997.

(5) C’est ainsi que Rawls la conçoit. L’intégrité comprend « la véracité et la sincérité, la lucidité et l’engagement ou, comme disent certains, l’authenticité » (op. cit.).

(6) Voir Aristote, Ethique à Nicomaque, II.7.

(7) M. C. Nussbaum, « Non-relative virtues: An Aristotelian approach », Midwest studies in philosophy, 13, 1988, p. 32-53. « Habileté du vertueux, [la prudence] guide la vertu morale en lui indiquant les moyens d’atteindre ses fins », écrit Pierre Aubenque, dans « Aristote », in Dictionnaire de la philosophie antique, Les dictionnaires d’Universalis, 2017.

(8) D. Melé, Management ethics. Placing ethics at the core of good management, Palgrave Macmillan, 2012.

(9) M. Canto-Sperber, Ethiques grecques, Paris, PUF, 2001.

(10) « Election de la sagesse », 4.11, La Bible de Jérusalem, Ecole Biblique de Jérusalem, 13ème édition, Les éditions du Cerf, 1992.

(11) Voir « Le PDG de Facebook appelle à une nouvelle régulation d’internet », Reuters, 31 mars 2019.

(12) Voir le billet précédent.

[cite]

 

 

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