Le lundi 22 juin 2020, deux faits de l’actualité ont été qualifiés, dans les médias, de « supercheries » : les conclusions de la Convention Citoyenne pour le Climat et le rapport d’Oxfam France « CAC 40 : des profits sans lendemain ? Inégalités, climat : pistes pour bâtir l’entreprise du monde d’après » (1). Des accusations étonnantes, car le mot désigne la tromperie et la falsification de la vérité – la supercherie est une « tromperie, plus ou moins habilement calculée et exécutée, impliquant généralement la substitution du faux au vrai » (2) –, voire la mystification ou la farce. Son utilisation mérite un examen critique.  

La Convention Citoyenne pour le Climat

Dans sa chronique diffusée sur Sud Radio, la journaliste Elisabeth Lévy affirmait son scepticisme à l’égard des propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat (3). Après avoir dénoncé l’arrière-plan de ses conclusions – un « savant mélange d’écologie punitive et d’économie planifiée et subventionnée [qui] prône les interdits, les règlements et taxes » – et estimé que « le plus accablant, ce sont tous ces médias qui feignent de prendre au sérieux cette usine à gaz », elle qualifiait l’idée d’un référendum de « sommet de la supercherie ». L’utilisation du verbe feindre est éloquente, car il fait référence au faire-semblant et à la dissimulation. Ces manières d’agir feraient partie du jeu pratiqué par les médias. Elisabeth Lévy ne dit pas clairement si la même association de faire-semblant et de dissimulation serait présente dans les travaux et les propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat, bien qu’elle semble le suggérer. Toutefois, l’usage qu’elle fait du mot supercherie soulève deux difficultés. D’abord, l’objet de sa critique ne semble pas correspondre à l’idée d’une « tromperie qui implique la substitution du faux à l’authentique » (4). Il est difficile d’identifier où se trouvent le faux et l’inauthentique dans cette affaire. Certes, c’est l’art de tout supercherie de les dissimuler, mais les travaux de la Convention Citoyenne pour le Climat sont marqués par un degré important de transparence et – fait non négligeable – par l’intervention d’un grand nombre de protagonistes. La deuxième difficulté a trait à la subtilité. Car la subtilité, qui suppose l’adresse, la finesse et la hardiesse, est un ingrédient de la supercherie. Celle-ci se définit en effet comme une « tromperie faite avec finesse », « calculée et exécutée avec subtilité » (5). Mais où serait ici la subtilité, compte tenu de la transparence et du nombre de protagonistes, mais aussi de la médiatisation et de la politisation de la Convention Citoyenne pour le Climat ? Ces facteurs laissent peu de place à la subtilité intrinsèque à la supercherie (6).  

Rapport d’Oxfam France

Considérons maintenant le rapport d’Oxfam France. Sa publication a suscité un article sévère du journal L’Opinion (7). La critique ne portait pas tant sur son contenu (il est question de sa « méthodologie plus que douteuse ») que sur le fait (pour l’auteure de l’article) que les « beaux principes » défendus par le rapport seraient « en total décalage avec les pratiques de l’ONG ». Là se trouverait la supercherie. Le contenu du texte de L’Opinion porte essentiellement sur l’organisation et le financement d’Oxfam, ainsi que, sur un plan plus idéologique, sur la « sélectivité » de « ses indignations ». On pourrait considérer que cet angle d’attaque a peu à voir avec le contenu du rapport, qui, sous réserve de la validité de sa méthodologie (ce dont nous ne pouvons juger), présente des propositions fondées sur quantité de données. Mais l’idée de supercherie permettrait justement d’établir un lien entre l’identité et les actes. Si l’on doute de l’identité d’une personne, on doute de ses actes. C’est dans cet espace entre l’identité et les actes que se situerait la supercherie. Cette phrase de L’Opinion en atteste : « De beaux prin­cipes en to­tal déca­lage avec les pra­tiques de l’ONG ». En bref, l’identité publique (celle produite par les « beaux principes ») diffèrerait de l’identité révélée par le fonctionnement de l’organisation. Mais ce type de supercherie pose deux problèmes. Le premier est celui de son auteur. Si une supercherie « émane » du fonctionnement d’un collectif, lui-même soumis à des contraintes externes, l’auteur peut ne pas être aisément identifiable. Or, parce qu’elle est nécessairement intentionnelle, la supercherie exige un auteur. Le deuxième problème porte sur la possibilité qu’a une personne de contrefaire son identité, par exemple en prenant des positions publiques contraires à ses convictions. Il est douteux, en effet, qu’une telle dissonance puisse durer longtemps. Christian Moncelet abordait cette difficulté à propos de la fable de La Fontaine dans laquelle un loup se déguise en berger pour attraper ses brebis, mais ne parvient pas à contrefaire sa voix :

« Quiconque veut sortir de sa nature risque gros, que cette échappée momentanée se fasse magiquement ou par volonté mimétique. La supercherie du Loup devenu berger ne dure qu’un temps. Démasqué, l’imposteur est ridiculisé… [Le] renard qui a endossé la personnalité du loup […] donne le change quelques instants en terrorisant les personnes des alentours mais obéit à son instinct au moindre chant d’un coq :

Que sert-il qu’on se contrefasse ?

Prétendre ainsi changer est une illusion. » (8)

Si dissimuler ses intérêts réels, ou ses intentions, est un phénomène commun, dissimuler son identité est une autre affaire. Pour reprendre le mot de Moncelet, ce genre de supercherie ne dure qu’un temps. On pourra bien sûr répondre que l’article de L’Opinion visait justement à y mettre un terme, mais cet argument est insuffisant.  

Conclusion

Résumons les objections apportées aux deux accusations de supercherie. Dans le premier cas, cette qualification est peu compatible avec la transparence de la Convention Citoyenne pour le Climat, ainsi qu’avec le nombre et la diversité des personnes impliquées – et il manque la subtilité propre à toute supercherie. Dans le second cas, la supercherie ne peut être envisagée en l’absence d’auteur, et la contrefaçon de son identité est dangereuse, car celui qui la pratique court le risque d’être démasqué. Pour défendre l’existence d’une supercherie, il faut comprendre le plan conçu par un auteur clairement identifié. C’est le propre d’une supercherie d’être intentionnelle et de pouvoir être démasquée. D’ailleurs, une supercherie est toujours démasquée. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’on l’ignore et qu’elle a réussi. Mais là se trouve l’intérêt rhétorique de la supercherie. Quand on l’expose publiquement, par exemple dans les médias, on fait tomber les masques. Or, même si ce qui est en cause ne convient pas au concept de supercherie, invoquer le mot produit un effet. Dans un monde marqué par la post-vérité, les infox (fake news) ou les rubriques Desintox, son emploi, même approximatif ou inapproprié, n’a rien de surprenant. Alain Anquetil Article actualisé le 27 juin 2020. (1) Le rapport final de la Convention Citoyenne pour le Climat a été remis le dimanche 21 juin 2020 à la ministre de la transition écologique et solidaire, Elisabeth Borne. Le rapport « CAC 40 : des profits sans lendemain ? » a été publié par Oxfam France et le BASIC (Bureau d’Analyse Sociétale pour une Information Citoyenne). (2) Source : CNRTL. (3) « Le regard libre d’Elisabeth Lévy – Convention Citoyenne pour le Climat, Sommet de la supercherie », Sud Radio, 22 juin 2020. (4) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010. (5) Dictionnaire de la langue française, par Emile Littré, Vol. 4, Librairie Hachette, 1874, et Grand Larousse de la langue française, Vol. 6, Librairie Larousse, 1989. (6) La supercherie se conçoit plus facilement comme une œuvre individuelle, mais elle peut être collective. Par exemple, Marie de Rasse emploie ce mot pour qualifier une stratégie collective employée par des femmes lacédémoniennes qui a été décrite par Christine de Pizan dans La Cité des Dames (M. de Rasse, « Travestissement et transvestisme féminin à la fin du Moyen Âge », Questes : Revue pluridisciplinaire d’études médiévales, 25, 2013, p. 81-98). (7) « Oxfam, les dessous d’une supercherie », L’Opinion, 22 juin 2020. (8) C. Moncelet, « Répétition et humour dans les Fables de La Fontaine » Études littéraires, (2-3), 2007, p. 127-143. [cite]

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