Depuis les révélations du New York Times le 5 octobre 2017, beaucoup a été dit sur les faits d’agressions et de harcèlements sexuels dont des femmes ont été victimes, sur les personnes qui les ont commis et sur les conditions qui ont pu les favoriser (1). A l’occasion d’une interview au journal Le Temps, la sociologue Eléonore Lépinard soulignait par exemple que le cas constituant le point de départ de la récente « libération de la parole » dévoilait un « mode opératoire […] typique du harcèlement sexuel comme abus de pouvoir » et marquait la prise de conscience d’une « responsabilité collective » (2). Un article du New York Times du 5 décembre 2017 traitait en partie de cette question (3). On y trouvait aussi deux phrases qui, à ma connaissance, n’ont pas été commentées. La première abordait la question de la réputation, spécialement des « mesures à prendre pour réhabiliter l’image publique » de la personne accusée d’avoir commis les faits d’agressions et de harcèlements sexuels rapportés par le même journal le 5 octobre 2017 (4). Elle constitue le thème du présent billet.

 

1.

Deux chercheurs, Steven Grover et Marcus Hasel, semblent pouvoir, sinon répondre à cette question, du moins l’éclairer. Leur article, publié en 2015 dans le Journal of Business Ethics, s’intitulait en effet : « Comment les dirigeants peuvent-ils se réhabiliter (ou non) après un scandale sexuel ? » (5).

Il va de soi que, selon les faits en cause, la simple idée d’une telle « réhabilitation » peut s’avérer a priori inconvenante, voire choquante. Comment, par exemple, justifier la réhabilitation du capitaine Davidson, ce personnage de fiction imaginé par Ursula Le Guin qui écrivait à propos de certains de ses actes passés que « les accusations de viol et de meurtre confortaient Davidson dans l’image qu’il se faisait de lui-même, de l’homme parfaitement viril […] ? » (6)

Les cas étudiés par Grover et Hasel n’ont pas la même nature que celui du Davidson d’Ursula Le Guin. À l’exception d’un cas, les faits analysés n’incluent pas d’infractions pénales – viols et autres agressions sexuelles, qui constituent respectivement des crimes et des délits dans le droit français – mais des violations par un dirigeant de son « intégrité », c’est-à-dire de l’engagement qu’il paraissait manifester envers des valeurs morales (7). La « réhabilitation » qu’étudient Grover et Hasel concerne l’« infidélité sexuelle » de responsables politiques et de dirigeants d’entreprises, des « violations mineures » commises dans la sphère personnelle, mais aussi les types de réponses publiques des personnes mises en cause – excuses, recherche explicite du pardon, affirmation de son innocence ou déni.

Ce bref résumé met en exergue les concepts et hypothèses sur lesquels repose la recherche de Grover et Hasel :

– l’intégrité des dirigeants, qui fait l’objet d’une littérature particulière regroupée sous la catégorie leadership integrity et constitue un concept pivot de l’article, bien qu’il ne soit pas invoqué dans sa partie empirique ;

– la distinction entre des violations de normes morales commises dans le cadre du rôle professionnel (in-role behavior) ou en-dehors du rôle professionnel (extra-role behavior), ces dernières constituant le cœur de la recherche de Grover et Hasel ;

– le fait que les transgressions sexuelles sont par nature en-dehors du rôle (outside the scope of the job) et sont, de ce fait, un objet de recherche privilégié ;

– l’importance accordée aux perceptions de la violation, par des responsables politiques, de leur intégrité – bien que les auteurs ne disent pas grand-chose de la nature de ces « perceptions » (8).

Après une revue de littérature sur les facteurs qui influencent les perceptions relatives aux dirigeants ayant commis des actes violant leur intégrité, Grover et Hasel formulent leur question de recherche :

« […] Pourquoi et comment certains dirigeants réussissent-ils à demeurer en fonction et à continuer à jouer leur rôle de dirigeant, tandis que d’autres sont contraints à la démission ? »

 

2.

L’un des aspects les plus intéressants de l’article de Grover et Hasel concerne la méthodologie qu’ils ont adoptée. Plutôt que de s’inscrire dans le cadre d’un champ théorique préexistant et de tester des hypothèses, ils ont choisi une méthode inductive afin de construire une théorie à partir des données.

Cette méthode, la « théorie ancrée » (grounded theory), suppose de rechercher, dans les seules données, les « dimensions sous-jacentes » (underlying dimensions) au phénomène observé, puis d’identifier les liens qui les unissent (9). Après des aller-retours entre les idées qui émergeaient au cours de leur analyse et les données étudiées, Grover et Hasel ont, selon leurs termes, construit un modèle qui « conceptualise les facteurs interdépendants influençant la réussite ou l’échec [d’une réhabilitation] faisant suite à un scandale sexuel ».

Les auteurs ont sélectionné deux échantillons. Le premier comprenait neuf hommes politiques ayant été impliqués dans des affaires à caractère sexuel. Le second était composé de cinq dirigeants de grandes entreprises ayant connu le même type de situation, avec cependant une prépondérance de relations sexuelles au sein de leurs organisations.

Les deux échantillons n’ont pas été analysés sur le même plan. Celui des hommes politiques a permis de construire le modèle théorique, c’est-à-dire d’identifier les concepts clés relatifs à la possibilité d’une réhabilitation publique à la suite d’un scandale sexuel et d’établir les liens qu’ils entretiennent. Grover et Hasel ont, dans un premier temps, concentré leur analyse sur cinq cas avant d’enrichir leurs idées grâce aux quatre autres. Quant à l’échantillon composé de dirigeants de grandes entreprises, il a servi à tester le modèle théorique élaboré après l’analyse des neuf scandales ayant impliqué des hommes politiques.

 

3.

Le modèle théorique de Grover et Hasel peut être représenté sous la forme d’une pyramide comprenant quatre niveaux (voir l’illustration de ce billet) qui incluent les normes sociales, les valeurs du dirigeant, le pouvoir qu’il détient et la nature de ses éventuelles excuses publiques. Ces niveaux constituent les concepts issus de l’analyse des auteurs. Ils permettent de comprendre pourquoi certains dirigeants confrontés à des scandales sexuels parviennent à se réhabiliter tandis que d’autres n’y parviennent pas.

Le classement pyramidal des quatre concepts exprime un ordre de priorité. Les concepts les plus proches de la base sont prioritaires par rapport à ceux qui les surplombent. On peut interpréter le contenu de chaque niveau comme un test intermédiaire permettant d’évaluer la possibilité d’une réhabilitation (le dernier niveau constituant le test final). Par exemple, si le dirigeant en question a violé de façon manifeste et légalement répréhensible des normes sociales, ni la cohérence de sa conduite coupable avec ses valeurs personnelles (niveau 2), ni l’importance du pouvoir qu’il détient (niveau 3), ni la nature de ses éventuelles excuses (niveau 4) ne seront considérées. Grover et Hasel expriment ainsi la logique de leur modèle :

« Par exemple, si l’écart par rapport aux normes établies est trop important (niveau 1), alors les trois autres facteurs ne seront pas pertinents. Inversement, si l’écart entre l’acte répréhensible et les normes établies n’est pas trop important, si l’écart entre l’acte répréhensible et les valeurs personnelles du dirigeant est également faible, et si ce dirigeant a un pouvoir politique suffisant, alors le repentir (atonement) est une action possible qui pourrait conduire à sa réhabilitation (redemption). »

Les auteurs expliquent avec précision la manière dont leur modèle s’applique aux cas qu’ils ont étudiés (10). À la lecture de leurs commentaires, il apparaît qu’il permet d’établir des distinctions significatives.

Par exemple, un homme politique se situant au niveau 4, celui des excuses, « a reconnu sa faute publiquement (implicitement), en a assumé la responsabilité, a exprimé avec sincérité sa sympathie aux personnes affectées et a suggéré qu’il avait déjà fait pénitence, en particulier auprès de son épouse qui, par la suite, a confirmé sa déclaration ».

L’un des dirigeants d’entreprise composant l’échantillon de contrôle de Grover et Hasel n’a pas eu la possibilité de s’excuser. En effet, si son inconduite « ne représentait pas un écart important par rapport aux normes établies, elle était incohérente avec son image publique [il avait été appelé quelques mois plus tôt pour restaurer l’éthique au sein de son entreprise] », ce qui empêchait toute réhabilitation.

 

4.

Revenons un instant au cas révélé par l’article du New York Times le 5 octobre 2017. Il n’est évidemment pas dans notre intention de proposer ici une application du modèle élaboré par Grover et Hasel. On laissera au lecteur le soin de l’appliquer s’il le souhaite, ou de l’appliquer à d’autres cas récents qui ont été largement médiatisés. S’il envisage de le faire, il est utile de faire deux observations en guise de conclusion.

En premier lieu, rappelons que le modèle de Grover et Hasel est, selon leurs propres mots, une « théorie des réponses des dirigeants aux conduites non éthiques intervenant en-dehors de leur rôle professionnel » (je mets les italiques). Il n’a pas pour but de justifier un jugement moral sur les valeurs personnelles du dirigeant ou sur les effets de son pouvoir sur la perpétration des faits dont il est accusé (11).

En second lieu, on notera l’importance du premier test, celui de l’écart par rapport aux normes sociales établies. À propos de plusieurs des situations issues de leur échantillon, Grover et Hasel notaient qu’il est impossible de réhabiliter un dirigeant ayant commis des faits graves. Mais si, dans certains cas, la gravité des faits ne soulève aucune contestation, il faut rappeler que la violation des normes établies, première étape du modèle, est sujette à interprétation. En outre, le contexte culturel et social dans lequel se situe une telle violation peut influencer cette interprétation (12). C’est un point essentiel, et peut-être l’intéressante théorie de Grover et Hasel pourra-t-elle incorporer, d’une façon ou d’une autre, une « théorie de l’interprétation ».

Alain Anquetil

(1) « Harvey Weinstein Paid Off Sexual Harassment Accusers for Decades », New York Times, 5 octobre 2017. Pour une chronologie jusqu’au 11 février 2018, voir « Harcèlement sexuel: l’«affaire Weinstein» et ses suites », Le Temps.

(2) « Après l’affaire Weinstein, ‘plus rien ne sera comme avant’ », spécialement « Tout le monde est concerné », Le Temps, 1er décembre 2017. Je souligne.

(3) « Weinstein’s Complicity Machine »,New York Times, 5 décembre 2017.

(4) Je souligne. Le passage complet est le suivant : « On Oct. 7, the day before he was ousted from his own company, Mr. Weinstein received an email from the investor Paul Tudor Jones. “I love you,” he wrote, while detailing the steps Mr. Weinstein should take to rehabilitate his image. Mr. Jones told The Times that he condemned Mr. Weinstein’s alleged misconduct and wanted to encourage him to get help. »

(5) Ma traduction. L. Grover & M. C. Hasel, « How leaders recover (or not) from publicized sex scandals », Journal of Busness Ethics, 129, 2015, p. 177-194.

(6) U. K. Le Guin, The Word for World is Forest, Tor Books, 2010 (première publication: 1972), tr. fr. H.-L. Planchat, Le nom du monde est forêt, Robert Laffont, 1979.

(7) Selon l’article de D. C. Bauman, « Leadership and the three faces of integrity », The Leadership Quarterly, 24(3), 2013, p. 414-426, auquel se réfèrent Grover et Hasel.

(8) On peut en effet se demander si elles consistent en jugements réfléchis, en opinions formulées spontanément ou en toute autre forme de déclaration, et si les différentes occurrences du mot « perception » présentes dans l’article renvoient au même type de déclaration. En outre, l’article de Grover et Hasel n’est pas suffisamment précis quant à ceux qui possèdent ces perceptions. Il s’agit soit de perceptions impersonnelles, c’est-à-dire sans sujets (comme dans la phrase : « leadership integrity research suggests that extra-role behavior influences global perceptions of leaders, but research has not investigated this issue and we do not know how extrarole behaviors affect perceptions of integrity »), soit de perceptions de partisans (followers), d’observateurs (observers), du public en général (par exemple dans « […] influence public perception of his endeavors »), voire d’employés (mentionnés implicitement comme les auteurs des perceptions dans ce passage : « Chief executives, for example, are distant in space and experience from most employees […] »).

(9) Voir B. G. Glaser et A. L. Strauss, The Discovery of Grounded Theory, AldineTransaction, 1967, tr. fr. La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, 2ème édition, Armand Colin, 2017.

(10) Cette remarque vaut surtout pour les cinq cas issus du monde des affaires, puisque les neuf autres ont servi à élaborer le modèle.

(11) Toutefois, Grover et Hasel ont, dans la partie finale de leur article, proposé une approche plus intégrative des quatre facteurs de leur modèle.

(12) À propos du contexte culturel, les auteurs évoquent à la toute fin de leur article « une évaluation nuancée des écarts des hommes politiques par rapport aux normes établies ».

[cite]

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