Le billet précédent passait en revue des articles récents, publiés dans le Journal of Business Ethics, sur la consommation éthique ou responsable (1). Fondés sur des travaux empiriques, ils témoignaient d’un effort pour comprendre ses déterminants psychologiques et sociologiques. L’un d’eux utilisait l’expression « consommateur éthique », définissant celui-ci comme une personne « dont les décisions en matière de consommation (le volet consommation) sont façonnées par la nature morale du contexte (le volet éthique) » (2).

L’existence de ce personnage paraît incontestable. Il semble désigner trivialement ceux qui, parmi les consommateurs, se soucient d’éthique. Mais cette évidence cache plusieurs difficultés. La principale provient du décalage, constaté dans maintes études empiriques, entre les déclarations de bonnes intentions des consommateurs et leurs comportements d’achat.

Ce décalage a été discuté, entre autres, dans un ouvrage paru en 2010. Leurs auteurs, Timothy Devinney, Pat Auger et Giana Eckhardt, ont, presque par un concours de circonstances, étudié de façon systématique et sans préjugés (on comprendra plus loin l’importance de cette observation) la question de savoir si les consommateurs se soucient vraiment de ce qu’ils achètent (« Do consumers really care? ») (3). Leur thèse est que le personnage du « consommateur éthique » est un mythe. Il n’existe que dans l’ordre des idéaux ou des apparences.

Dans ce billet, je propose une synthèse de leur argument et de la manière dont ils le justifient. Le prochain billet proposera quelques commentaires critiques.

1.

L’argument du mythe

Notons tout d’abord que Devinney, Auger et Eckhard s’intéressent à la consommation en général, c’est-à-dire à la consommation de masse, non au cas particulier des personnes déjà convaincues par la nécessité de changer les modes de consommation pour réaliser des objectifs généraux tels que la préservation de l’environnement et la santé de tous. En outre, ils s’intéressent moins au phénomène sociologique ou au mouvement de la consommation éthique qu’à la figure du « consommateur éthique », un individu qui agit selon des convictions morales.

Selon les auteurs, les enquêtes menées laissent apparaître une sensibilité à ces questions chez la majorité des répondants. Mais les études qui s’intéressent à l’acte d’achat proprement dit, c’est-à-dire au moment où les croyances sur la consommation éthique et responsable peuvent être mises en application, révèlent un engagement marginal dans la consommation éthique ou responsable. Les personnes qui achètent effectivement des produits vertueux sont de l’ordre de quelques pourcents. Devinney, Auger et Eckhard citent ce commentaire éloquent :

« La morale s’arrête au porte-monnaie. Les gens ont beau affirmer qu’ils se soucient d’éthique, ils achèteront toujours le produit le moins cher. »

De ce constat empirique, les trois auteurs tirent un enseignement sur lequel ils reviennent à maintes reprises dans leur ouvrage : les caractéristiques éthiques ne sont pas prioritaires au moment de l’acte d’achat, alors que l’on pourrait juger que, dans toute situation, les caractéristiques morales devraient prévaloir sur les caractéristiques non morales.

C’est précisément au moment du choix que le mythe du « consommateur éthique » se révèle. Il est rare que les personnes privilégient l’éthique à la capacité du produit à remplir sa fonction. Devinney, Auger et Eckhard soulignent qu’en définitive seuls « quelques individus, dans certains contextes, prennent en considération les caractéristiques sociétales des produits ». Cela ne signifie pas que les autres, ceux qui achètent des produits « ordinaires », agissent de façon cynique ou qu’ils succombent à une irrationalité de la décision qui les conduirait à mettre sous silence la raison éthique dont, pourtant, ils soulignent l’importance dans des déclarations publiques. Il semble plutôt que ces consommateurs non vertueux (bien qu’ils aient déclaré être sensibles aux questions d’éthique et de responsabilité sociétale) soient, « dans le même temps, sensibles et aveugles aux enjeux sociétaux, leur attention étant absorbée par le prix, la marque et les aspects fonctionnels des produits ».

 

2.

La fonction du mythe

Pourquoi accorde-t-on une si grande importance au personnage du consommateur éthique ? La réponse est contenue dans le titre de l’ouvrage : à cause de son caractère mythique. Il va de soi que les auteurs s’attachent à expliquer pourquoi il semble légitime de mettre en valeur ce personnage dans la sphère sociale, économique et politique.

Ils commencent par proposer deux définitions d’un mythe qu’ils ont sans doute sélectionnées en fonction de leur adéquation au cas. Leur application pratique conduit à ces deux formulations :

– « [le consommateur éthique est] un personnage héroïque opérant dans une réalité qui n’est pas la nôtre mais en l’existence de laquelle nous croyons » – corrélativement, nous ne pouvons pas prétendre devenir un tel héros ;

– « [le consommateur éthique est] l’idéalisation de la manière dont un consommateur devrait se comporter pour être un membre légitime de la société » – un idéal qu’il est cette fois possible d’atteindre.

Pour Devinney, Auger et Eckhard, entretenir ce mythe n’est pas mauvais en soi, à condition qu’il n’ait pas pour conséquence de déformer la réalité. Or, c’est précisément le cas. C’est pourquoi ils font de vifs reproches à ceux qui alimentent son existence. Ainsi, beaucoup de chercheurs projettent leurs convictions en matière de consommation éthique sur leurs travaux et faussent leurs résultats. Ces chercheurs sont aussi coupables de recourir à un modèle trop simplifié de la prise de décision. Celui-ci est fondé sur une délibération conduisant à un jugement puis une intention d’agir débouchant sur une action (en l’occurrence un acte d’achat). Leur erreur repose sur la croyance que « des intentions plus ou moins réfléchies (vaguely construed) formées par un individu renseignent sur ses actions futures et que l’on peut faire des généralisations à partir de ces actions ou de positions plus générales sur la consommation éthique ». C’est une erreur fatale car elle fausse de nouveau la réalité à laquelle renvoie la consommation éthique.

Si la figure du consommateur éthique est mythique, c’est donc parce qu’elle ne correspond pas à la réalité du comportement du consommateur. Mais le mythe peut être compris de trois façons :

– le consommateur éthique est un modèle imaginaire (fictional role model) qui suppose, pour être réalisé, un investissement qu’il serait déraisonnable et irrationnel de consentir pour une grande partie des individus ; mais ce modèle a aussi un caractère moral : il exemplifie ce que certains considèrent comme la bonne manière d’agir moralement ;

– l’idée de consommation éthique nourrit un sentiment de culpabilité ; en effet, selon les termes des auteurs, cette idée « recouvre des idéalisations qui mettent en exergue les imperfections morales de nos comportements » (4) ;

– enfin, l’idée de « consommation éthique » est potentiellement auto-contradictoire. Si elle ne constitue pas un oxymore pur et simple (« consommation » et « éthique » étant jugés incompatibles), l’idéal qu’elle est censée représenter inclut le mot « consommation ». Or, le terme véhicule une idéologie. Et même si l’idée de « consommation éthique » n’a pas pour finalité de faire l’éloge de la société de consommation, elle n’implique pas d’y renoncer.

 

3.

Le consommateur socialement responsable

Si les auteurs consacrent une bonne partie de leur ouvrage à la critique, ils développent une proposition qu’ils conçoivent comme un antidote à la figure du consommateur éthique. Elle consiste à associer la responsabilité sociétale à la consommation. Aussi forment-ils un sigle –  CNSR pour consumer social responsibility (la responsabilité sociétale du consommateur) – afin de quitter la sphère purement moralisatrice et mal fondée à laquelle renvoie la figure du consommateur éthique.

La CNSR prétend renvoyer à un personnage plus riche et plus réaliste que celui décrit par le modèle du consommateur éthique. Il s’agit d’une personne qui fait des choix délibérés en étant consciente qu’ils découlent d’une croyance morale personnelle (5). En outre, cette personne croit que ses choix de consommation peuvent avoir un effet pratique et elle est sensible aux efforts des entreprises pour inclure des caractéristiques sociétales dans leurs produits.

Cette caractérisation n’est pas aussi imprécise qu’elle le paraît. Elle a le mérite d’impliquer le producteur dans la définition du consommateur responsable. Devinney, Auger et Eckhard notent que la CNSR suppose une « coévolution de l’intérêt de la firme et de l’intérêt du consommateur ». Par exemple, les producteurs devraient comprendre les mécanismes qui interviennent lors de l’acte d’achat. Plutôt que de l’inciter (ou de le « forcer », comme l’écrivent les auteurs) à acheter leurs produits responsables, il devraient contribuer à lui faire prendre conscience de l’importance, pour lui-même comme pour la société, de ses choix de consommation.

Si le propos des auteurs paraît convaincant, le cœur de l’argument selon lequel la figure du consommateur éthique est un mythe est discutable. Et la question du « rôle » n’est pas développée en tant que telle. Ces deux points feront l’objet du prochain billet.

Alain Anquetil

(1) Cette revue académique publie régulièrement des travaux sur ce thème. Voir par exemple ces articles de 2016 sur la consommation responsable et sur le rôle des émotions dans le choix d’une consommation éthique.

(2) R. M. M. I. Chowdhury, « Emotional intelligence and consumer ethics: The mediating role of personal moral philosophies », Journal of Business Ethics, 142, 2017, p. 527–548. La citation est issue de J. G. Carrier, « Introduction », in J. G. Carrier & P. G. Luetchford (dir.), Ethical consumption: Social value and economic practice (pp. 1–36), New York, Berghahn Books, 2012.

(3) T. M. Devinney, P. Auger et G. M. Eckhardt, The myth of the ethical consumer, Cambridge University Press, 2010.

(4) Le précédent billet abordait la question de la culpabilité.

(5) « CNSR can be defined as the conscious and deliberate choice to make certain consumption choices based on personal and moral beliefs ». Cette définition figurait dans un article publie quatre ans avant l’ouvrage : M. Devinney, P. Auger et G. M. Eckhardt et T. Birtchnell, « The other CSR: Consumer social responsibility », Stanford Social Innovation Review, 4, 2006, p. 30–7.

[cite]

 

 

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