Quand il s’agit de prendre une décision morale, il est important de considérer les conséquences des différentes options de choix. Il est important de considérer les états du monde qui pourront être produits, et de choisir le meilleur. Cela paraît aller de soi. D’ailleurs, certains lieux communs renvoient à cette « attraction qu’exerce l’éthique conséquentialiste », pour reprendre les termes du philosophe Thomas Nagel. Mais cette attraction entre souvent en conflit avec la force de la règle. Dans l’éthique des affaires, on connaît beaucoup d’exemples de ce genre. L’un d’eux impliqua, il y a une vingtaine d’années, un grand cabinet d’audit. On en a eu récemment un exemple typique à la suite de l’exclusion d’un joueur du Pays de Galles au cours d’une rencontre de rugby.

1.

L’arbitre du match de coupe du monde France-Galles n’a pas hésité à expulser un joueur gallois pour plaquage dangereux. Il se référait en cela à une règle de la fédération internationale de rugby selon laquelle « soulever un joueur du sol et le laisser tomber ou l’amener au sol alors que ses pieds ne sont plus en contact avec le sol, de façon à ce qu’il tombe sur la tête ou sur le haut du corps, s’inscrit dans le cadre du jeu dangereux ». Il se référait également à deux directives précisant qu’un certain type de plaquage, correspondant à celui imputé au joueur gallois, devait être assorti d’un carton rouge, c’est-à-dire d’une expulsion immédiate : « Le joueur est soulevé et amené de force ou jeté au sol (carton rouge) ; Le joueur est amené au sol depuis une hauteur incompatible avec sa sécurité (carton rouge) » (1).

Dans le cas du joueur gallois, la règle semble devoir s’appliquer sans réserves. Aucun argument factuel ne vient apparemment s’y opposer, puisqu’il y a peu ou pas d’incertitudes sur la réalité des faits. Pourtant, des arguments ont été opposés à l’application de la règle dans ce cas précis – et ont remis en cause, avec plus ou moins de bonne foi, la décision de l’arbitre. Le site de BBC Sport, par exemple, a rapporté ce propos d’expert : « C’était au pire un carton jaune, mais en aucun cas un carton rouge. Ça a tué le match ». Le commentaire d’un journaliste du National est encore plus explicite : « Les cartons rouges donnés dans les compétitions d’amateurs à cause de ce genre de plaquages ont pour effet de gâcher les matchs. Doit-on laisser un effet aussi désastreux se produire dans une demi-finale de coupe du monde ? … Le match aurait certainement été meilleur si le joueur expulsé était resté sur le terrain. »

La justification de cette position hostile à l’application de la règle est fondée sur les conséquences. Elle repose sur un argument conséquentialiste. Selon cet argument, tout décideur doit considérer les états du monde que sa décision est susceptible d’engendrer. Et il est tenu de choisir le meilleur. Dans le cas envisagé, et du point de vue des commentateurs de la BBC et du National, l’état du monde résultant de l’expulsion du joueur gallois était moins bon que l’état du monde résultant de son maintien sur le terrain. Par conséquent, le joueur gallois n’aurait pas dû être expulsé.

2.

On ne doit pas ignorer la profondeur psychologique et rhétorique de cet argument. Pourtant, il est fondamentalement incomplet. L’argument conséquentialiste nous demande de choisir le meilleur état du monde. Mais que signifie « meilleur » ? Quel est le bien en question (« meilleur » étant le superlatif de « bon ») ? Les commentateurs de la BBC et du National ne le précisent pas, mais on devine qu’il s’agit de l’intérêt pour le jeu, plus précisément de la satisfaction éprouvée par le plus grand nombre de personnes concernées (essentiellement des spectateurs). Si l’expulsion du joueur gallois a « gâché » le match, c’est parce qu’elle a eu pour effet de nuire à la satisfaction du plus grand nombre, et pas seulement à celle des spectateurs gallois. Cet argument fondé sur les conséquences a une profondeur psychologique parce qu’il témoigne d’une réaction morale spontanée, et il a une profondeur rhétorique parce qu’il renvoie à un concept bien connu de la rhétorique : le lieu. Je développe rapidement ce dernier point.

Plusieurs types de lieux sont certainement impliqués dans l’affaire en question. Obéir à l’esprit de la loi et non à la lettre de la loi est un lieu commun, c’est-à-dire un « terme de rhétorique désignant les sources où un orateur peut puiser des pensées et des preuves sur tous les sujets » (2). Pour certains de ceux qui ont critiqué la décision d’expulser le joueur gallois, l’arbitre a obéi à la lettre et non à l’esprit de la règle relative aux plaquages dangereux.

Un lieu de la quantité est sans doute aussi présent en arrière-plan des critiques conséquentialistes. Entre deux options de choix, un lieu de la quantité conduit à privilégier l’option qui implique le plus grand nombre. Il a la forme de maximes générales telles que le tout vaut mieux que la partie ou le tout est plus grand que la partie (3). Dans le cas de la décision de l’arbitre, le lieu de la quantité signifie que l’intérêt du groupe le plus nombreux (en l’occurrence l’ensemble des spectateurs) prime sur l’intérêt des groupes ayant peu d’effectifs (ici le joueur victime du plaquage dangereux et les défenseurs inconditionnels du règlement). On peut supposer qu’un lieu de la quantité de ce genre se trouvait en arrière-plan des critiques formulées à l’égard de la décision de l’arbitre.

3.

Les lieux ont un intérêt très pratique. Dans le cas envisagé, ils ont d’une certaine façon permis de défendre un argument, en l’occurrence de nature conséquentialiste, sans qu’il soit nécessaire d’en fournir une justification très élaborée. Car le raisonnement conséquentaliste de ceux qui ont critiqué l’arbitre n’était pas très élaboré – celui des philosophes utilitaristes ou perfectionnistes (deux courants de la théorie morale normative qui font usage de ce genre de raisonnement) est bien plus réfléchi, mais des non-philosophes sont évidemment en mesure de proposer des arguments réfléchis. Il n’allait pas au-delà des lieux – lieux communs ou lieux de la quantité. C’est d’ailleurs l’un des points faibles de l’argument des critiques de l’expulsion. Parce que leur argument repose sur des lieux, il est possible d’opposer d’autres lieux (par exemple la règle, c’est la règle) ou tout simplement de rester campé sur le caractère indiscutable des faits (ce qui est également exprimé par un lieu tel que la force de l’évidence).

Mais l’argument a d’autres points faibles. L’un d’eux est de manquer d’imagination morale. Supposons que le joueur français, victime du plaquage, ait été sérieusement blessé. Il est probable que l’argument des critiques de l’expulsion aurait alors été privé d’une bonne partie de sa force. Et, de façon ironique, cela aurait été dû aux conséquences du plaquage dangereux du joueur gallois (cette hypothèse est évoquée sur un blog du Monde).

Un autre point faible de l’argument a trait à son incompréhension manifeste de ce qui fait la force d’une règle. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce point, mais il se trouve qu’un cas issu de l’éthique des affaires permet d’en rendre compte de façon substantielle. Il s’agit du cas de la banque BCCI, qui a été décrit, entre autres, dans un intéressant article de Peter Moizer (4).

En 1990, le cabinet Price Waterhouse décida d’émettre une opinion sans réserves sur les comptes de la BCCI, en dépit de sérieux doutes quant à leur sincérité (et en dépit de fraudes avérées). Mais le dirigeant du cabinet déclara en juillet 1991 dans le Financial Times, alors que la BCCI venait de déposer son bilan, qu’émettre des réserves sur les comptes d’une banque a pour conséquence de « créer toutes sortes de problèmes, de tout faire écrouler ». En outre, dans un document officiel, le cabinet ajoutait que « les auditeurs ont un devoir envers les actionnaires qui consiste à prendre en compte avec la plus grande attention l’impact éventuel de leur rapport ».

On reconnaît ici la structure classique d’un argument conséquentialiste. Mais cet argument méconnaît la force de la règle et même le sens de la règle. Car un auditeur ne doit pas considérer les conséquences de sa décision de certifier avec réserves ou de ne pas certifier les comptes de son client. La raison en est simplement que la règle a déjà prévu les conséquences négatives d’une telle décision. Comme le dit Moizer, ces conséquences « ont déjà été évaluées globalement pour la profession ». Dans ce genre de contexte où une règle s’applique sans ambiguïté à une situation, un raisonnement conséquentialiste s’avère inapproprié. C’est en ce sens que l’arbitre du match de rugby a eu raison d’appliquer la règle et d’expulser le joueur gallois.

Alain Anquetil

(1) Les directives en version anglaise : « The lifted player is dropped to the ground from a height with no regard to the player’s safety. A red card should be issued for this type of tackle. »

(2) Dictionnaire historique de la langue française,Le Robert.

(3) C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Paris, Vrin, 1976.

(4) Moizer, P., « An ethical approach to the choices faced by auditors », Critical Perspectives on Accounting, 6(5), 1995, p. 415-431.

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien