Cités dans un billet précédent relatif au concept de « banalisation » (« Obéissance envers l’organisation et banalisation de la violence »), Miguel Cunha, Arménio Rego et Stewart Clegg supposent des relations de continuité entre des situations extrêmes et des situations ordinaires, plus spécifiquement entre des entités collectives pouvant être à l’origine de telles situations – respectivement des institutions totalitaires et des organisations normales, comme les entreprises (1). L’exercice est délicat. Il suppose en effet de prendre parti dans un conflit entre deux intuitions contraires. La première est qu’il n’existe que des différences de degrés entre les situations sociales (c’est l’hypothèse de continuité). La seconde énonce qu’il existe une rupture radicale entre situations extrêmes et situations ordinaires. Malgré un raisonnement documenté et suggestif en faveur de la première, les auteurs ne parviennent pas vraiment à trancher entre ces deux intuitions.

Avant de discuter de l’argument de Cunha, Rego et Clegg, il est important de décrire la manière dont ils le justifient.

1. La continuité entre « extrême » et « ordinaire » porte, selon eux, sur des « espaces institutionnels ». Cette expression est utilisée six fois dans l’article, sans y être définie formellement. On comprend, bien sûr, qu’il s’agit de l’environnement social dans lequel baignent les membres d’une communauté ou d’une organisation.

Les auteurs s’y réfèrent à deux reprises dans l’un des passages où ils défendent leur hypothèse de continuité : « En dépit d’évidentes différences, il y a des formes de continuité entre les espaces institutionnels totaux du laboratoire [celui, par exemple, des expériences de Milgram ou de Zimbardo] et du Kampuchéa démocratique [le Cambodge démocratique, régime totalitaire des Khmers rouges], et la vie des entreprises ». Ils précisent aussitôt que « les gens peuvent être contraints de se montrer violents envers autrui au nom de la science, de l’idéologie ou du profit » (sans, d’ailleurs, justifier ni que ces trois motivations – science, idéologie et profit – sont d’un niveau conceptuel équivalent, ni qu’il n’existe pas d’autres sources de violence ; mais c’est une autre question). Ils poursuivent en affirmant que des formes de mal et un pouvoir mortifère existent en puissance dans les entreprises.

Pour justifier ce propos, ils s’inspirent du professeur de management Subhabrata Bobby Banerjee en soulignant que « les formes contemporaines d’accumulation peuvent « inclure la dépossession de la vie et sa soumission au pouvoir de la mort » (2). L’usage de forces militaires (…) et le recours à la violence pour sécuriser le contrôle de ressources naturelles (…) sont des exemples de la manière dont les organisations peuvent obtenir abusivement des profits et créer des espaces institutionnels totaux afin de se protéger et de protéger leurs intérêts de l’action des citoyens – une pratique qui nuit finalement à la réputation des dirigeants et de l’organisation, néglige les droits des citoyens et menace la démocratie. »

Dans ce passage, les auteurs défendent la thèse selon laquelle les entreprises peuvent, comme des institutions politiques totalitaires, engendrer en leur sein des « espaces institutionnels totaux ». Ils caractérisent par ailleurs ces espaces par différents traits : une culture marquée par une exigence d’obéissance absolue de la part de ses membres, qui exclut que ceux-ci puissent agir comme des agents libres ; un effacement total de l’espace privé au profit de l’espace public ; un endoctrinement au bénéfice de l’institution ; la pratique de la violence.

On peut toutefois se demander si les exemples proposés à l’appui de leur argument (usage de la force militaire, recours à la violence) permettent effectivement de caractériser les entreprises en question comme des « institutions totales ».

2. Avant de parvenir à cette formulation de leur thèse, Cunha, Rego et Clegg avaient commencé à exposer l’hypothèse de continuité. Leurs observations sur le fonctionnement du régime totalitaire des Khmers rouges, ainsi que sur les expériences de Milgram, les avaient conduits à identifier, selon leurs termes, « un certain nombre de conséquences pour la création et le maintien durable des organisations éthiques. Ces conclusions », disaient-ils, « sont issues du cas des institutions totales (3) parce que de telles organisations exemplifient de façon saillante des processus qui adviennent sous des formes plus subtiles dans des organisations normales » [je mets en italiques]. Selon eux, on peut même estimer, avec le professeur de management Oded Shenkar, que certaines organisations normales, « dont des entreprises commerciales, peuvent manifester certaines caractéristiques d’une institution totale, quoique à un degré moindre par rapport à l’idéal-type de telles institutions » (la citation est de Shenkar) (4).

Cette fois, l’hypothèse de continuité repose sur deux présupposés : (i) toute organisation, quelle que soit sa vocation, possède des caractéristiques intrinsèques ; (ii) ces caractéristiques peuvent y être présentes à différents degrés. Ainsi, la pratique de la violence sera présente à un degré élevé dans une institution totalitaire et à un degré zéro dans une organisation éthique, bien qu’elle y soit présente en puissance.

On notera toutefois les précautions ou les limites qui sont apportées à l’hypothèse de continuité. La phrase de Shenkar, que les auteurs reprennent à leur compte, évoque « certaines caractéristiques d’une institution totale », ce qui retire du poids à la comparaison. On remarquera également et surtout l’esprit structuraliste de l’argument de Cunha, Rego et Clegg, qui est contenu dans la phrase : « de telles organisations exemplifient de façon saillante des processus qui adviennent sous des formes plus subtiles dans des organisations normales » – une interprétation forte du point (i) ci-dessus. Un tel esprit implique que les situations normales et les situations extrêmes sont des formes exprimant des processus (ou des « structures ») identiques. Plus loin, à propos des facteurs intervenant dans « l’obéissance inconditionnelle », ils affirment que « la manière dont ces facteurs interagissent (…) contribue au niveau d’obéissance qui sera affiché au sein de l’organisation » – une phrase d’esprit structuraliste. Cependant, ce point de vue demeure informulé. Il n’est pas défendu dans l’article.

3. À l’opposé des institutions totales, il y a les institutions justes – les auteurs parlent d’« organisations éthiques ». Les membres de telles organisations se représentent comme des agents disposant d’une certaine capacité à agir, et non, si l’on considère le cas des institutions totales, « comme les rouages d’une énorme machine ». Cette capacité à agir comme un agent autonome est caractéristique des organisations normales, où elle n’est jamais réduite à néant, et elle est essentielle dans les organisations éthiques : « Les bonnes organisations requièrent des degrés élevés de liberté, pas de contrôles stricts, et une sécurité psychologique plutôt que de la peur ».

Mais comment créer de bonnes organisations ? Cunha, Rego et Clegg donnent une réponse épistémologique (« La création d’organisations saines exige de mettre en cause certaines hypothèses sur les organisations et leur fonctionnement ») et renvoient à l’idée, évoquée à la section précédente, que le fonctionnement de toute organisation est régi par les mêmes « structures » (un terme, rappelons-le, qu’ils n’emploient pas dans leur article). (L’idée que des hypothèses sur les organisations doivent être remises en cause peut être jugé incompatible avec la thèse structuraliste défendue, semble-t-il, par les auteurs, ce qui est encore une autre question.) Les « étranges similitudes » qu’ils établissent entre « les pratiques des Khmers rouges visant à créer une obéissance inconditionnelle à l’autorité » et « les pratiques organisationnelles ordinaires, qui ne correspondent pas aux comportements que l’on attend des leaders aujourd’hui », témoigneraient de l’existence de « parallèles évidents entre leurs dimensions extrêmes et leur équivalents organisationnels plus modérés ». Ils distinguent ainsi quatre mécanismes institutionnels (en réalité, ils ne nomment pas ces quatre éléments) pour lesquels il existe une continuité entre institutions totales et organisations normales : (i) l’existence d’une culture fondée sur l’obéissance, (ii) l’institutionnalisation, (iii) l’endoctrinement et (iv) l’action.

Deux exemples de mécanismes témoignant de l’hypothèse de la continuité. D’abord, la comparaison entre l’endoctrinement dans les organisations totales et dans les organisations normales. Dans les premières, il « repose sur des méthodes dures, est visible et souvent douloureux ». Ainsi, « on apprend aux membres à supporter la douleur qu’ils infligeront plus tard à autrui ». Dans les secondes, « l’endoctrinement repose sur des méthodes douces [le contraste entre « dur » et « doux » suppose à nouveau une continuité], est généralement transparent et fonctionne grâce à la persuasion. Elle est potentiellement très intense. Les gens sont forcés de se conformer et de « reproduire » l’organisation à l’intérieur d’eux-mêmes ». Ainsi, « le contrôle hiérarchique est remplacé par la vigilance mutuelle et par des formes douces de contrôle panoptique ». Deuxième exemple : l’action. Dans les organisations extrêmes, « les membres sont préparés à agir, quoiqu’il en coûte ». Dans les organisations normales, « [ils] sont prêts à faire presque n’importe quoi pour réussir – parfois, ils sont prêts à violer des impératifs éthiques et à pratiquer le harcèlement ».

4. Que tirer de l’argument continuiste de Cunha, Rego et Clegg ? (i) Il repose essentiellement sur des « similitudes » entre le fonctionnement des institutions totales et celui des organisations ordinaires. Les comparaisons proposées (« D’un point de vue philosophique [cette mention restrictive n’est pas explicitée], la plupart des organisations pourraient bien ressembler beaucoup plus aux institutions totales décrites ici [spécialement celle du régime des Khmers rouges] qu’on n’aurait pu le penser ou l’espérer. Elles socialisent les employés pour obtenir leur obéissance et elles sont récompensées par leur obéissance ») sont trop faibles, voire triviales, pour supporter l’hypothèse de continuité. (ii) L’arrière-plan ou l’esprit structuraliste n’est pas exposé. Peut-être les auteurs n’y souscrivent-ils pas, mais leurs développements laissent penser le contraire. (iii) On peut s’étonner que Cunha, Rego et Clegg, soucieux de décrire, même a contrario, les conditions de possibilité d’une organisation éthique, n’évoquent pas le rapport entre « situations extrêmes » et « situations normales » d’un point de vue moral. Cela leur aurait permis d’affermir, de réfuter ou de pondérer leur hypothèse de continuité. Un mot sur ce point. Les situations moralement extrêmes, par exemple la vie dans les camps de concentration, seraient « extrêmes » parce qu’elles signifieraient une « extinction de la vie morale », « la vie morale de l’individu [se trouvant] réduite à zéro », comme le dit Tzvetan Todorov (5). Cependant, les actes moraux, par exemple « de générosité, de dignité, d’élévation de l’esprit, (…)  ne disparaissent jamais entièrement [à l’intérieur des camps de concentration] » – ce qui plaide pour une hypothèse continuiste. (iv) Enfin, Cunha, Rego et Clegg auraient pu adosser leur argument aux débats philosophiques relatifs à la persistance psychologique de l’être humain, à la permanence de l’identité d’une personne dans le temps – le fait que telle personne demeure la même à différents moments du temps.

Le souci des auteurs de solliciter des contextes apparemment très différents de ceux de la vie des affaires pour mieux faire ressortir leurs similitudes apparentes est très suggestif et potentiellement fécond. La démarche n’est pas sans rapport avec les expériences de pensée, elle sollicite l’imagination morale, fait prendre conscience du fait que nous appliquons de fait les mêmes concepts à des situations très différentes. Mais le statut du rapprochement entre mondes extrêmes et mondes ordinaires, que proposent Cunha, Rego et Clegg dans cet article, aurait dû être plus clairement explicité et bien plus développé.

Alain Anquetil

(1) M.P. Cunha, A. Rego et S.R. Clegg, « Obedience and Evil: From Milgram and Kampuchea to normal organizations », Journal of Business Ethics, 97, 2010, p. 291–309.

(2) S.B. Banerjee, « Necrocapitalism », Organization Studies, 29, 2008, p. 1541-1563.

(3) Les auteurs se réfèrent au concept d’« institution totale » de Goffman. Il s’agit d’« un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (« A total institution may be defined as a place of residence and work where a large number of like-situated individuals, cut off from the wider society for an appreciable period of time, together lead an enclosed, formally administered round of life ».)

(4) O. Shenkar, « The Firm as a Total Institution: Reflections on the Chinese State Enterprise », Organization Studies, 17(6), 1996, p. 885-907.

(5) T. Todorov, « Situations extrêmes », in M. Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1997.

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