Le concept de transgression fait l’objet de recherches dans le champ des sciences sociales. Un article de Télérama paru le 11 août 2013 résumait certaines des questions soulevées par le concept. Signe de son actualité, l’article se référait largement à un ouvrage collectif, paru fin 2012, qui se demandait « de quoi la transgression est le nom » (1). On notera aussi qu’un colloque sera organisé au début de l’automne 2013 à l’Université Catholique de l’Ouest sur le thème : « La transgression : de l’émancipation à la progression ». Le concept de transgression concerne une norme ou un ensemble de normes fondamentales. On peut se demander s’il s’applique également à l’ordre économique et, plus spécifiquement, s’il a une place dans la littérature de l’éthique des affaires. Nous aborderons la question en plusieurs étapes. La première portera sur le caractère intentionnel de la transgression.

Le titre de l’article de Télérama, « Où est passée la transgression ? », est, peut-être volontairement, ambigu. Il suggère que le mot « transgression » est utilisé soit dans un sens descriptif pour désigner un phénomène sociologique, un fait social, soit dans un sens normatif se référant à une manière d’agir appropriée d’un point de vue moral, soit dans les deux sens. Mais que son usage soit descriptif ou normatif, il contient en lui-même l’idée de violation d’une loi ou d’un commandement externe (un commandement que l’on ne s’est pas donné à soi-même), accompagnée de l’idée d’« aller au-delà ». La définition que donne le dictionnaire anglais Merriam-Webster du verbe « transgresser » (to transgress) est très claire à cet égard : « dépasser les limites qui ont été fixées ou prescrites : violer <transgresser la loi divine > ; aller au-delà (d’une limite ou d’une frontière) ».  Le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert note que le mot « transgression » est « emprunté au latin transgressio, (…) de transgredi, « passer de l’autre côté, traverser », « dépasser », puis « enfreindre » (…) ». Il ajoute : « Le mot a été emprunté avec la valeur générale d’« action de transgresser » (une loi, un interdit), puis a eu un sens moral correspondant au latin chrétien, d’où l’emploi pour « faute, péché » (1230) jusqu’à la fin du XVIe siècle ».

L’idée spatiale de « passage » est propre au concept. Cité dans l’article de Télérama, le sociologue Cédric Passard affirme ainsi que « transgresser, c’est passer outre ». Le texte de présentation du colloque « La transgression : de l’émancipation à la progression »,  qui aura lieu du 30 septembre au 2 octobre 2013 à Angers, insiste également sur cette dimension du concept : « Incitant à passer « au-delà des frontières », [la transgression] pose l’existence de normes préétablies, cette existence de normes faisant apparaître les transgressions ».

Mais le concept de transgression suppose que le « passage au-delà » résulte d’une intention de l’auteur de l’acte transgressif. La transgression est une action, non un simple événement, comme l’indique l’anthropologue Georges Balandier dans l’article de Télérama : « Pour qu’il y ait transgression, il faut que l’acte soit intentionnel, qu’il soit porteur de sens, et risqué ».

Dans un article portant sur le rôle des transgressions dans le raffermissement ou le changement des normes morales au sein du discours oral, la linguiste Deborah Schiffrin souligne cette dimension intentionnelle : « Le discours narratif oral (oral stories) a souvent pour origine une rupture dans un schéma : une activité ou un évènement routiniers sont perturbé d’une manière ou d’une autre. Certaines perturbations sont accidentelles et se produisent indépendamment des intentions du protagoniste (ou de n’importe qui d’autre). D’autres sont le résultat de malentendus : une action est bien intentionnée, mais elle produit des conséquences négatives inattendues. » Schiffrin analyse trois narrations orales qui « véhiculent des violations intentionnelles des conventions morales (intentional breaches of moral protocol) […] relatives à l’éducation, à la famille et à la loi ». Elle conclut ainsi : « Reprenant l’observation de Jerome Bruner (1990) selon laquelle la narration est une ressource fondamentale à laquelle les gens peuvent recourir pour comprendre autrui et donner du sens à des transgressions des normes et des valeurs généralement admises, Ochs and Capps (2001) suggèrent que « raconter la violation et adopter une position morale à son égard fournit aux êtres humains un espace discursif qui leur permet de clarifier, de renforcer ou de réviser leurs croyances et leurs valeurs ». » (2) Au sein de la narration, dont Schiffrin résume ici l’une des fonctions, la transgression intentionnelle remplit une fonction morale.

Le caractère intentionnel d’une transgression de normes et de valeurs, voire de l’ordre établi, semble aller de soi. Mais quel est l’objet de la volonté de transgresser ? La réponse immédiate consiste à dire que la transgression intentionnelle résulte d’une évaluation morale. Par exemple, telle norme ou telle valeur, ou tel ensemble de normes ou de valeurs, sont transgressés parce que certains les jugent moralement inacceptables. Si Don Quichotte avait eu le jugement droit et non le « jugement fêlé », comme le pensait à juste titre l’aubergiste chez qui il résidait, son adoubement comme chevalier par ce même aubergiste, dans une écurie, aurait été compris comme une remise en cause de l’ordre établi, celui de la chevalerie (il peut être compris au premier degré comme une critique par Cervantès des romans de chevalerie). La remise en cause de l’ordre de la chevalerie aurait été l’objet de sa transgression. Mais une transgression intentionnelle peut avoir un deuxième objet, ou une deuxième fin : la transgression elle-même. Un artiste, par exemple, peut « vouloir transgresser ». Dans ce cas, la transgression (intentionnelle) n’est pas un moyen en vue d’une fin (la remise en cause de normes ou de valeurs), mais une fin en tant que telle. On peut même imaginer que la remise en cause de normes ou de valeurs soit le moyen de réaliser un acte transgressif. Celui-ci ne témoigne plus d’un engagement moral envers un changement des valeurs : il répond aussi (ou exclusivement) à d’autres motifs, par exemple au plaisir de la transgression.

Un exemple cinématographique peut contribuer à illustrer ce cas. La volonté de transgresser l’ordre moral victorien est l’un des thèmes d’un film de Peter Weir, Picnic at Hanging Rock, réalisé en 1975 et récemment diffusé sur Arte . L’action se passe en 1900, dans un collège de jeunes filles situé en Australie. À l’occasion d’une journée de sortie dans un endroit désert et montagneux, Hanging Rock, quatre pensionnaires et un professeur vont enfreindre une règle simple définissant le périmètre de promenade autorisée. Le dépassement des limites, propre à toute transgression, est mis en scène de façon littérale, mais la règle de promenade peut être comprise comme le symbole de l’ordre moral contraignant de l’époque victorienne. Lors de la sortie à Hanging Rock, les quatre pensionnaires et le professeur quittent la zone autorisée. Seules deux pensionnaires seront retrouvées. Comme l’écrivait le critique Ed Roginski à propos de celles qui disparurent à Hanging Rock : « Elles dépassent les limites [du monde naturel et du monde surnaturel] et s’affranchissent des conventions d’un monde étroit et répressif. En agissant de la sorte, elles sont absorbées au sein d’un monde plus mystérieux, plus puissant et au bout du compte plus déstabilisant que celui dans lequel nous vivons de façon si confortable. » (3) Du point de vue des disparues, la transgression est intentionnelle (même si le point peut être discuté). Toutefois, son objet principal n’est pas de dénoncer des valeurs (cet objet est plutôt celui du réalisateur), mais de quitter leur monde, c’est-à-dire (au sens propre) de transgresser.

Alain Anquetil

(1) C. Passard, L. Nicolas et M. Hastings (éd.), Paradoxes de la transgression, éd. du CNRS, 2012.

(2) D. Schiffrin, « Tales of transgression: Negotiating the moral order in oral narratives », StoryWorlds: A Journal of Narrative Studies, 1, 2009, p. 61-77. Jerome Bruner est un psychologue américain spécialiste de l’éducation. L’ouvrage cité est Acts of Meaning, Cambridge, Harvard University Press, 1990. Elinor Ochs est anthropologue et Lisa Capps était psychologue. L’ouvrage cité est Living Narrative, Cambridge, Harvard University Press, 2001.

(3) E. Roginski, Review of « Picnic at Hanging Rock by Peter Weir », Film Quarterly, 32(4), 1979, p. 22-26.

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