Il y a tant à dire sur les conséquences climatiques et géologiques dues aux activités humaines – ou supposées dues, mais la relation causale est quasi certaine (1). La manière dont on décrit et comprend aujourd’hui ces conséquences semble dépendre d’une conception d’arrière-plan, d’une division du temps géologique, plus précisément d’une époque. Il s’agit de l’« Anthropocène » (de anthrôpos : homme et kainos : récent), un terme proposé par Paul Crutzen et Eugene Stoermer en 2000 (2) et qui désignerait une « révolution géologique d’origine humaine », un « état inédit » (3).

On s’attend à ce que sa définition éclaire les faits, qu’elle nous aide à les interpréter, voire que l’« Anthropocène » partage les propriétés d’une théorie – que ses lois soient au moins en cohérence avec les faits. Pour des raisons qui apparaîtront plus loin, nous ne pouvons trancher ici sur la question de savoir si ces attentes sont satisfaites ou déçues. Mais nous donnons un petit aperçu de ce que représente cette idée, ce qui nous permettra de prolonger la réflexion dans de futurs articles.

La naissance de ce que l’on appelle une « époque » peut dépendre d’un événement ou d’une suite d’événements susceptibles d’engendrer un changement (le CNRTL définit une « ère » en un sens historique comme une « période plus ou moins longue marquée par certains faits de civilisation importants et caractéristiques en raison de leur nouveauté » – par exemple « l’ère industrielle »).

Or, des événements climatiques et géologiques semblent non seulement se multiplier sur tous les continents, mais aussi s’y installer. Ils constituent des faits qui pourraient être cohérents avec les caractéristiques de l’Anthropocène. En voici un échantillon.

Au Pérou, la fonte des glaciers et la sécheresse touchant la capitale, Lima, ont conduit les pouvoirs publics à remettre en service un système de canalisations et de rétention d’eau qui avait été créé dans une période antérieure aux Incas (4).

En Californie, un État qui produit plus de la moitié des fruits et légumes des États-Unis, la sécheresse s’est installée depuis cinq ans avec des conséquences sur la nature, notamment des affaissements du sol résultant de forages de plus en plus profonds en vue de capter l’eau (5).

Au Ladakh, une région montagneuse de l’État indien du Jammu-et-Cachemire appartenant en partie au massif de l’Himalaya, des glaciers artificiels ont été créés afin de rétablir les réserves d’eau hivernales que le climat ne permet plus d’alimenter (6).

En Afrique du Sud, la sécheresse qui règne cette année (elle touche plus largement le sud de l’Afrique, y compris Madagascar) laisse prédire une baisse des récoltes, en particulier de maïs blanc, après une saison 2014-2015 déjà déficitaire. Ici les solutions n’ont pas encore été trouvées et l’on s’inquiète non seulement de l’état des sols et des perspectives de culture, mais aussi des conséquences politiques de la situation, la récente réforme agraire du gouvernement étant maintenant de plus en plus jugée inappropriée (7).

En Indonésie, deux provinces « sont ravagées par d’immenses incendies » dont la fumée « s’étend aux pays voisins, en Asie du Sud-Est, et entraîne des infections respiratoires pour des dizaines de milliers de personnes, des fermetures temporaires d’écoles et des perturbations du trafic aérien », selon les termes de Greenpeace (8).

Ces incendies se poursuivent aujourd’hui, mais les feux courent depuis le début de l’été (9). La sociologue Stéphanie Barral soulignait à ce propos dans un article du 3 novembre dernier « les contradictions que peuvent entretenir les objectifs de la croissance économique et les impératifs de la gestion environnementale » (10).

Car si la tradition de la culture sur brûlis – dont les effets négatifs sur l’environnement, en particulier sur la qualité des sols, sont encore débattus (11) – est mise en cause, des firmes de production d’huile de palme seraient, selon Barral, impliquées – elle affirme ainsi que « pour étendre leurs surfaces cultivées, les grandes firmes de production d’huile de palme […] sous-traitent la défriche et le travail de plantation afin de se prémunir de tout soupçon de déforestation directe », ajoutant que « les petites entreprises accusées aujourd’hui d’être les auteurs des incendies criminels agissent certainement pour le compte d’acteurs économiques plus puissants qui entretiennent historiquement des liens forts avec les élites politiques » (12).

Cet échantillon d’exemples est-il cohérent avec l’idée que la planète Terre serait entrée, à la fin du 18ème ou au milieu du 19ème siècle (13), dans l’ère de l’Anthropocène ? Crutzen, dans un article traduit en français où il fait lui-même un bref inventaire de faits écologiques issus des activités humaines, conclut que « l’humanité restera une force environnementale majeure pour des millénaires » et que « les scientifiques et les ingénieurs se retrouvent face à une tâche redoutable qui consiste à guider la société vers une gestion environnementale soutenable durant l’ère de l’Anthropocène » (15).

Cependant, dans un chapitre de l’ouvrage The Geologic Time Scale 2012, auquel Crutzen a participé, Zalasiewicz et al. précisent que « l’Anthropocène est à l’heure actuelle [en 2012] un terme informel désignant un intervalle de temps contemporain au cours duquel les processus géologiques de surface sont dominés par les activités humaines » [je mets les italiques] (14). Car la définition du concept d’« anthropocène » n’est pas encore fixée. Une « Commission » a d’ailleurs été mise en place pour traiter spécifiquement de ce sujet (16).

Selon le site de cette Commission, l’Anthropocène désignerait le temps que nous vivons – un temps « au cours duquel un grand nombre de conditions et de processus géologiques significatifs sont profondément modifiés par les activités humaines », avec les conséquences que l’on connaît, dont « l’érosion et le transport de sédiments associés à différents processus anthropogéniques incluant le peuplement, l’agriculture, l’urbanisation et le réchauffement climatique », et « la composition chimique de l’atmosphère, des océans et des sols ». Mais ce temps ne constituerait, toujours selon les mots de la Commission, qu’une « époque géologique potentielle qui se situe au même niveau hiérarchique que le Pléistocène et l’Holocène [la dernière époque du Quaternaire], avec pour conséquences qu’il se situe au sein de la période Quaternaire, mais que l’Holocène, lui, s’est achevé » (17).

Cette nouvelle « époque » pourrait être considérée autrement que comme une réalité physique. Dans l’émission Science publique diffusée sur France Culture le 13 juin 2014, Jacques Treiner, professeur à Sciences-Po Paris, disait ceci à propos du qualificatif d’« anthropocène » : « Il y a vingt ans, quand on faisait de la publicité pour une voiture, on parlait de ses performances. […] Et maintenant, quand on parle d’une voiture et qu’on veut en faire la pub, on donne le nombre de grammes de CO2 au kilomètre. C’est ça, l’emblème de l’anthropocène : dans un objet particulier aussi banal qu’une voiture, on replace le cadre général de son influence sur le climat de la Terre par le nombre de grammes de CO2 […]. C’est un phénomène nouveau qui a des conséquences à tous les niveaux : social, politique, etc. Il mérite un terme spécifique. »

C’est une remarque essentielle, qui vise l’importance du fait de dénommer, de donner un nom à un ensemble de phénomènes. Cela ne veut pas dire que ceux-ci ne peuvent être le signe d’une cause unique, en l’occurrence une cause anthropique, ou le signe d’une nouvelle époque. Mais le simple fait de ranger provisoirement sous un seul terme des phénomènes climatiques et géologiques produit des effets, quand bien même le mot « anthropocène » ne serait-il qu’une manière de qualifier, comme le disait très directement, dans la même émission, Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement, « le bourbier dans lequel on s’est mis ».

Alain Anquetil


(1) Cf. « Réchauffement climatique: l’homme en est la cause, c’est sûr à 99,999% » (Hufftington Post, 4 septembre 2014). L’article fait référence à différents travaux scientifiques allant dans ce sens.
(2) P. J. Crutzen et E. F. Stoermer, « The ‘Anthropocene’ », Global Change Newsletter, 41, 2000, p. 17-18.
(3) Quatrième de couverture de Jean-Baptiste Fressoz, et Christophe Bonneuil, L’événement Anthropocène : la Terre, l’histoire et nous (Paris, Seuil, 2013).
(4) Voir « Pre-Inca canals may solve Lima’s water crisis » (New Scientist, 9 avril 2015) et « Des infrastructures pré-incas pour résoudre le manque d’eau au Pérou » (Slate.fr, 14 avril 2015).
(5) Cf. « Sécheresse : la Californie s’affaisse » (France 2, 10 novembre 2015), « Sécheresse en Californie : nouvelles restrictions d’eau pour les agriculteurs » (Le Monde, 13 juin 2015) et « How California Is Winning the Drought » (The New York Times, 14 août 2015).
(6) Voir « The Man Who Creates Artificial Glaciers To Meet The Water Needs Of Ladakh » (The Better India, 6 novembre 2014) et « Au Ladakh, les hommes luttent contre la fonte des sommets » (Libération, 11 septembre 2015).
(7) Voir « L’Afrique du Sud fragilisée par son climat » (Le Monde, 10 août 2015), « Afrique du Sud: la sécheresse a fait franchir le cap du non-retour à la production de maïs » (Agence Ecofin, 10 novembre 2015). Sur la réforme agraire, cf. « Afrique du Sud: la redistribution des terres aux Noirs a échoué » (Francetvinfo, 20 février 2015).
(8) « Indonésie : quand l’huile de palme met le feu », Greenpeace, 12 octobre 2015. Le Parisien titrait déjà en septembre : « Feux de forêts en Indonésie, fumée jusqu’en Malaisie et à Singapour ».
(9) Voir « Incendies en Indonésie: Quand la culture de l’huile de palme provoque d’énormes fumées nocives » (20 Minutes, 13 octobre 2015).
(10) « Incendies de forêt en Indonésie, l’huile de palme sous les feux de la rampe » (Huffington Post, 3 novembre 2015)
(11) Voir par exemple cet article à paraître en 2016 : S. A. Mukul et J. Herbohn, « The impacts of shifting cultivation on secondary forests dynamics in tropics: A synthesis of the key findings and spatio temporal distribution of research », Environmental Science & Policy, 55, 2016, p. 167-177, et E. L. Thomaz, « Slash-and-burn agriculture: Establishing scenarios of runoff and soil loss for a five-year cycle », Agriculture, Ecosystems and Environment, 168, 2013, p. 1-6.
(12) Voir aussi « Feux de forêts en Indonésie: un Français accuse l’industrie de l’huile de palme » (Europe 1, 31 octobre 2015).
(13) Crutzen ( « Geology of mankind », Nature, 415, 2002, p. 23) situe l’origine de l’Anthropocène à la fin du 18ème siècle, c’est-à-dire au commencement de la révolution industrielle, mais Jacques Grinevald le situe plutôt au milieu du 19ème siècle, ce moment caractérisé par ce qu’il appelle la « révolution thermo-industrielle » due à « l’innovation techno-économique des moteurs thermiques issus du génie mécanique de James Watt [qui inventa la machine à vapeur en 1784, date que Crutzen retient comme point de départ symbolique] et de ses émules » (J. Grinevald, « L’Anthropocène et la révolution thermo-industrielle », Presses de Sciences Po, « Ecologie & politique », 34(1), 2007, p. 141-148, consultable après l’article de Paul Crutzen dont il constitue un addendum). Grinevald dit aussi qu’« avec la révolution thermo-industrielle, on passe bien d’une société froide à une société chaude, pour reprendre la métaphore thermodynamique de Claude Lévi-Strauss » (« La révolution industrielle à l’échelle de l’histoire humaine de la biosphère », Revue européenne des sciences sociales, 134, 2006, p. 139-167).
(14) J. Zalasiewicz, P.J. Crutzen and W. Steffen, « The Anthropocene », in F. M. Gradstein, J. G. Ogg, M. D. Schmitz et G. M. Ogg (eds),The Geologic Time Scale 2012, Elsevier, 2012.
(15) P. Crutzen, « La géologie de l’humanité : l’Anthropocène », Presses de Sciences Po, « Ecologie & politique », 34(1), 2007, p. 141-148. Ce que désigne cette notion, conséquence de l’influence de l’être humain sur la nature, n’est pas nouvelle. L’idée que l’homme serait à l’origine d’une nouvelle ère géologique a en effet été avancée à travers, en particulier, les concepts d’« ère psychozoïque » et de « noosphère », dus respectivement à Antonio Stoppani (1824-1891) et Vladimir Vernadski (1863-1945).
(16) L’examen est réalisé par le Anthropocene Working Group of the Subcommission of Quaternary Stratigraphy of the International Commission of Stratigraphy. (17) L’Anthropocène serait donc une époque et non un âge, qui est une subdivision d’une époque. Le placer au rang d’une époque lui confère une importance supérieure.  

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