En regardant, le vendredi 28 juin 2019, le quart de finale de la coupe du monde féminine de football, beaucoup ont vu du jeu, des mouvements, des combinaisons, de la puissance et de l’endurance, de la stratégie et de la créativité. Pourtant, il y aurait eu une autre manière de regarder cette rencontre de football, une manière strictement sociologique. L’épithète « féminine », accolée aux substantifs « football » ou « coupe du monde » pour établir une distinction avec le monde masculin, suffirait à en rendre compte – l’épithète « masculin » n’est pas souvent nécessaire pour désigner un sport pratiqué par des hommes. Le regard sociologique voit dans la pratique du football féminin autre chose que le jeu à proprement parler. Il y voit des normes sociales, des conflits de normes, des processus de légitimation, des rôles et des attentes de rôles, des relations de pouvoir. En bref, il y voit la manifestation de l’Homo Sociologicus. Dans cet article, nous introduisons à cette notion en recherchant la présence de cet être singulier dans des travaux académiques sur le football féminin.

Une brève revue de littérature sur ce sport atteste des questions sociologiques qu’il soulève. Bien sûr, les enquêtes n’ignorent pas le plaisir pris, par les spectateurs, à regarder le jeu et seulement le jeu. Dans une étude publiée en 2014, Roxane Coche a étudié la nature des motivations des fans de football féminin telles qu’elles s’expriment sur Twitter (1). Son étude portait sur le contexte américain, dont une particularité est que le football féminin y est très populaire, bien plus que le football masculin. Coche notait l’importance du plaisir ressenti par les fans :

« Les motifs hédonistes constituent la principale raison pour laquelle les gens suivent le football féminin et l’équipe nationale américaine. Les répondants estiment que le football féminin est un sport magnifique et divertissant. Ils éprouvent un sentiment agréable à le regarder ou à voir gagner leur équipe favorite. »

En conclusion, toutefois, Coche souligne les « obstacles socioculturels » provenant notamment des rôles sociaux que les femmes sont censées assumer :

« […] En raison des attentes liées aux rôles féminins, les femmes ne regardent pas autant le sport que les hommes, y compris le sport féminin […]. Cependant, la facilité d’accès offerte par Internet pourrait potentiellement permettre aux femmes de surmonter les obstacles socioculturels qui empêchent le développement d’un véritable engouement pour les sports féminins. »

Le propos n’est pas nouveau. On le trouvait exprimé, de façon plutôt vive, dans un article publié en 2002, cette fois dans le contexte du football féminin en Chine. Leurs auteurs, Dong Jinxia et J.A. Mangan, soulignaient la nécessité que l’organisation du football féminin s’inscrive dans la modernité :

« Avant toutes choses, les attitudes liées au genre doivent changer. Voici la clé d’une innovation réussie. Les stéréotypes rétrogrades doivent être remplacés, les images anachroniques de la féminité doivent être mises de côté. Les idéaux modernes liées au genre doivent être promus et mis en pratique. » (2)

Ces « stéréotypes rétrogrades », il en est question dans de nombreux travaux de recherche sur le football féminin. Par exemple, les premières phrases de l’article de Paulo Roberto et ses collègues, paru dans Soccer & Society en 2014, se référaient à cet état de choses :

« Le monde du sport en général est historiquement considéré comme une institution masculine. Cette vision est soutenue par les milieux professionnels et médiatiques qui, en général, associent le sport à des préoccupations et des intérêts appartenant essentiellement au stéréotype masculin. La construction des genres sociaux au sein du sport provient d’une appréciation différente des attributs (la force et la vitesse sont généralement liées aux sports masculins, tandis que la beauté et la grâce sont principalement associées aux sports féminins). » (3)

En Amérique du Sud – et spécialement, dans l’extrait qui suit, en Argentine –, les footballeuses ont justement, à la fin du siècle dernier, affiché des attributs conformes au rôle social qui leur est traditionnellement assigné. David Wood mentionne ainsi une étude qui souligne ce fait – ou, pour le dire autrement, le fait que ces joueuses de football ne cherchaient pas à imiter leurs collègues masculins :

« […] Les résultats d’une étude plus récente sur le football féminin en Argentine […] suggèrent qu’au tournant du millénaire, les joueuses de football ‘no pierden sus atributos femeninos, antes bien, los exponen’ (ne perdent pas leurs attributs féminins ; elles les affichent plutôt) (Binello et al., 2000), ce qui signifie qu’elles sont acceptées par les hommes, dont le comportement hétérosexuel et normatif demeure, de ce fait, incontesté. » (4)

Le fait de ne pas perdre des attributs visibles qui permettent de catégoriser une personne, de lui assigner un rôle social prédéfini, peut être le résultat d’un calcul. On peut représenter la situation psychologique des joueuses de football (au moins celles qui sont sous le regard des médias) de la façon suivante. Soit elles affichent des attributs correspondant aux attentes liées à leur rôle féminin, mais elles risquent de ne pas paraître suffisamment légitimes aux yeux du public qui considère que l’activité sportive doit être gouvernée par des normes masculines. Soit elles affichent des attributs masculins ou des manières masculines de se conduire, et elles prennent alors le risque de renoncer à quelque chose de significatif pour elles puisque, recherchant la légitimité extérieure, elles imitent d’autres modèles de rôles.

Dans sa thèse de doctorat en philosophie portant sur la place des femmes dans le football en Angleterre, Joanna Welford examine précisement ce choix typique (5). Pour fonder ses analyses, elle aborde d’autres sports gouvernés par des normes masculines, par exemple le rugby et le hockey sur glace. Elle inclut aussi les questions relatives à l’orientation sexuelle des joueuses et à l’identité de genre, ainsi qu’aux conduites homophobes de certains spectateurs. Dans l’extrait qui suit, Welford souligne l’importance de la norme d’hétérosexualité pour les représentations qu’ont les joueuses de la manière dont elles devraient se conduire dans l’exercice de leur pratique sportive :

« Dans ce domaine, la recherche a démontré comment les footballeuses expriment leur frustration face aux stéréotypes qu’elles se sentent obligées de surmonter pour pouvoir continuer à pratiquer leur activité sportive. Cox et Thompson (2000) décrivent comment les femmes sportives vivent des conflits entre le statut d’athlète et le statut féminin, le fait d’être physique et athlétique étant perçu comme un écart par rapport à la norme. L’hétérosexualité fonctionnant comme un principe d’organisation, les footballeuses doivent gérer ce conflit de manière à pouvoir développer un corps athlétique et musclé tout en se tenant à distance à la fois des hommes et des stéréotypes lesbiens. »

L’imitation des normes masculines est une manière conformiste de résoudre le conflit. Elle conduit à maintenir la dominance de la norme masculine.

C’est aussi le cas lorsqu’un équilibre est trouvé entre identité féminine et conformité aux normes masculines. A propos du rugby, Welford, se référant à une étude menée en 1999, mentionne le fait que « les joueuses devaient faire preuve d’un niveau de conformité approprié aux idéaux féminins, mais [aussi qu’]on attendait d’elles qu’elles se conforment aux comportements dominants de la culture du rugby, comme la consommation d’alcool après les matches ».

Une troisième manière de répondre à l’injonction contradictoire à laquelle les footballeuses sont soumises est d’adopter volontairement, et ostensiblement, une attitude déviante par rapport aux normes masculines, c’est-à-dire « d’exhiber des identités non conformes et d’en tirer du plaisir ». En ce sens, mais aussi simplement parce qu’un très grand nombre de femmes participent aujourd’hui à des sports qui étaient autrefois pratiqués essentiellement par des hommes, « le mouvement des femmes vers le football [peut] être compris comme une tentative de déstabiliser la domination masculine dans ce sport, bien que ce mouvement rencontre d’importantes limitations ». Et les footballeuses peuvent, à leur tour, devenir des modèles, à l’instar des footballeuses de l’équipe américaine qui, en 1999, gagna la coupe du monde organisée aux Etats-Unis – ces joueuses « sont devenues des figures et des héros sportifs connus dans tout le pays, des modèles pour des millions de jeunes filles américaines qui, dès lors, [ont aspiré] à devenir des joueuses professionnelles » (6).

Dans le prochain billet, nous verrons en quoi les comportements que nous avons décrits relèvent de l’Homo Sociologicus.

Alain Anquetil

(1) R. Coche, « What women’s soccer fans want: A Twitter study », Soccer & Society, 15(4), 2014, p. 449-471.

(2) D. Jinxia et J.A. Mangan, « Ascending then descending? Women’s soccer in modern China », Soccer & Society, 3(2), 2002, p. 1-18.

(3) P. R. C. Dalpian, V. Suslik Zylbersztejn, Z. Batistella et C. A. Vargas Rossi, « Fanatical women and soccer: An exploratory study », Soccer & Society, 2014, 15(4), p. 564-577.

(4) D. Wood, « The beautiful game? Hegemonic masculinity, women and football in Brazil and Argentina », Bulletin of Latin American Research, 37(5), 2018, p. 567-581. L’article cité est le suivant : G. Binello, M. Conde, A. Martínez et M. G. Rodríguez, « Mujeres y fútbol. ¿territorio conquistado o a conquistar? », in P. Alabarces (dir.), Peligro de gol. Estudios sobre deporte y sociedad en América Latina, CLACSO, Buenos Aires, 2000.

(5) J. Welford, What’s the score? Women in football in England, A doctoral thesis submitted in partial fulfilment of the requirements for the award of doctor of philosophy of Loughborough University, Avril 2008. Welford cite B. Cox et S. Thompson, « Multiple bodies: Sportswomen, soccer and sexuality », International Review for the Sociology of Sport, 35(1), 2000, p. 5-20.

(6) A. S. Markovits et S. L. Hellerman, « Women’s soccer in the United States: Yet another American ‘Exceptionalism’», Soccer & Society, 4(2-3), 2003, p. 14-29.

[cite]

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien