L’avis du Jury de déontologie publicitaire (JDP) rendu le 10 mai 2016 portait sur une publicité par affichage de la société Discount Cuisines. Cet avis marque par sa brièveté : un exposé des faits réduit à trois phrases ; aucun échange d’arguments puisque l’annonceur n’a pas émis d’observations ; un rappel des recommandations déontologiques que, selon le plaignant, la publicité aurait violées ; une description en quatre lignes de la position du Jury qui suggère que la délibération a dû être rapide, faute d’objections. Bien que, à première vue, la décision ne semble pas propice à une analyse particulière, on remarque qu’un mot y joue un rôle important : l’adjectif « figuratif ». Son usage mérite un petit examen. Il constitue la substance du présent billet. La conclusion résultant de cet examen est un peu différente de la position exprimée par le JDP.

1.

Sur l’affiche en question se trouve une sorte de nature morte (il est inapproprié de qualifier ainsi l’image qui y figure ; en réalité, il s’agit d’un montage d’images réalisé en vue d’une certaine fin, en l’occurrence une fin publicitaire, sans recherche créatrice, ni artistique, appliquée aux objets représentés) composée de trois carottes et d’une pêche posées sur un plan qui pourrait être un socle en parquet, une table ou un plan de travail. Elle est accompagnée d’un texte annonçant des soldes sur des cuisines. discount_cuisine - source JDP Voici la description qu’en donne le JDP (le visuel reproduit ici est issu du site du JDP) : « Cette publicité présente, sur un fond de plan de travail en bois, l’image de deux carottes en position verticale, inclinées l’une vers l’autre, au milieu desquelles apparaît une troisième carotte de plus petite taille. Une pêche est disposée à proximité. Le texte accompagnant ce visuel est : ‘Du 6 janvier au 16 février, les Soldes qui font plaisir : jusqu’à -50% sur nos cuisines d’exception’. » Derrière la nature morte publicitaire se cacherait, selon la personne ayant déposé plainte au JDP, une intention, en l’occurrence une « connotation sexuelle ». Celle-ci serait susceptible de choquer les spectateurs vulnérables, spécialement les enfants, car l’image, selon les termes du JDP, « montre des carottes dont la disposition peut évoquer deux jambes et un pénis, et une pêche dont les rondeurs peuvent rappeler des fesses ». Elle violerait ainsi au moins une recommandation déontologique de la publicité, par exemple celle relative à l’image de la personne humaine ou celle relative à l’enfant. Toutefois, le Jury a estimé que « cette éventuelle connotation sexuelle [n’avait] aucun caractère figuratif, ne port[ait] pas atteinte à la décence, pas plus qu’elle ne risqu[ait] de causer aux enfants ou aux adolescents un dommage mental, moral ou physique ». En conséquence, il a jugé la plainte non fondée.

2.

Mais que signifie exactement la phrase : « cette éventuelle connotation sexuelle n’a cependant aucun caractère figuratif » ? Elle semble impliquer que si elle avait eu un caractère figuratif, la décision du JDP aurait été contraire. Sans doute la plainte aurait-elle alors été fondée. Si cette interprétation est correcte, le test consistant à accepter ou à rejeter le visuel dépend de la possibilité de lui appliquer ou non le mot « figuratif ». On notera que c’est sur la « connotation », non sur l’image elle-même, que porte cet adjectif. C’est ce qui est évoqué par la nature morte – indépendamment de son sens propre, c’est-à-dire des objets qui y sont exposés et qui sont, a priori, sans trame narrative – qui pourrait être figuratif, et qui, selon le JDP, ne l'est pas. Ce que perçoit le spectateur, ce sont cinq objets (trois carottes, une pêche, un plan de travail) et un message publicitaire, et s’il interprète l’image sur le mode de la narration, s’il lui donne un sens, il porte seul la responsabilité de l’histoire ou du sens qu’il lui attribue. Il est possible, pour le JDP, que cette interprétation aille dans le sens de celle que le plaignant a mise en exergue, c’est-à-dire qu’elle retienne que l’image des carottes et de la pêche présente une « connotation sexuelle ». Mais même si c’était le cas, elle ne constituerait pas une violation d’une recommandation déontologique, ni celle relative à l’image de la personne humaine, ni celle relative à l’enfant, dans la mesure où la connotation sexuelle demeure une connotation (une interprétation figurée), pas une référence littérale à un fait mettant en scène des attributs humains. On pourrait l’exprimer de façon un peu plus technique. Selon l’interprétation privilégiant la « connotation sexuelle », il y aurait un rapport métonymique entre l’ensemble formé par les trois carottes telles qu’elles sont représentées (« deux carottes en position verticale, inclinées l’une vers l’autre, au milieu desquelles apparaît une troisième carotte de plus petite taille ») et la partie inférieure d’un corps masculin. La métonymie est plus marquée pour l’ensemble des trois carottes que pour la pêche, ce qui, soit dit en passant, pourrait être considéré comme une manière de reproduire une « hiérarchie de pouvoirs », selon les termes utilisés, à propos de la métonymie, par la poétesse américaine Natasha Sajé (1). En effet, la forme qui apparaît en premier sur l’image est la forme masculine (l’unité constituée des trois carottes). La forme supposée féminine (la pêche) apparaît en second, et peut-être n’est-elle interprétée comme une allusion à une forme féminine que par implication de la première, à cause de l’interprétation antérieure des trois carottes comme forme masculine.

3.

L’idée que le processus interprétatif de cette image publicitaire favorise la composante masculine, au sens où ce qu’il y a de masculin dans l’image est plus saillant que la composante féminine, mérite d’être précisée. À cette fin, il est utile de reproduire schématiquement la séquence perceptive. Cinq étapes peuvent être distinguées lorsqu’un spectateur entre en contact avec le visuel :

1) l’ensemble formé par les trois carottes, présent au premier plan, est le premier élément qu’il perçoit ;

2) l’ensemble formé par les trois carottes est interprété comme une seule forme et non comme trois formes séparées les unes des autres (comme lorsque l’on voit un triangle là où ne sont représentés que trois points) ;

3) par métonymie, cette forme unique est interprétée comme un type masculin ;

4) le deuxième objet de l’image, la pêche, qui, seule, n’aurait pas été interprétée comme une allusion à une forme féminine, est, à cause de l'étape précédente, interprétée comme un type féminin ;

5) après lecture du texte figurant sur l’image (‘Du 6 janvier au 16 février, les Soldes qui font plaisir : jusqu’à -50% sur nos cuisines d’exception’), le spectateur comprend que les objets qui y figurent (la forme masculine « carotte » et la forme féminine « pêche ») constituent une représentation allusive du « plaisir » décrit dans l’accroche.

De cette analyse on peut tirer deux conclusions.

En premier lieu, comme nous venons de le suggérer, l’image tend à être représentée, ou a été conçue de telle sorte à représenter, une hiérarchie des sexes où, à cause du processus perceptif, le masculin domine le féminin.

En second lieu, cette image publicitaire, loin d’être une nature morte, loin d’être privée d’une force narrative (2), est une narration. Elle n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une narration. Elle représente un certain rapport entre deux formes qui sont interprétées, par métonymie, comme des « connotations sexuelles » masculines et féminines.

Or, parce qu’elle est intrinsèquement narrative, cette image publicitaire est figurative. Par conséquent,on pourrait  objecter au JDP que la « connotation sexuelle » qu’elle véhicule a effectivement un caractère figuratif.

Ce qui pourrait conduire à adopter, sur le plan déontologique, une position différente.

Alain Anquetil


(1) N. Sajé, « Metonymy, the neglected (but necessary) trope », The American Poetry Review, 38(1), 2009, p. 47-50.

(2) Selon les termes de l’historien d’art américain Norman Bryson (Looking at the overlooked. Four essays on still life painting, Reaktion Books Ltd, 1990).


Photo à la une : Garreth Paul sur Unsplash

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