L’insouciance est entrée dans les débats sur la crise sanitaire liée au Covid-19. On l’a considérée comme un problème. Mais il existe différentes variétés d’insouciance. L’une d’elles est liée à l’idée de bonheur, dont elle pourrait être une composante.  

Quasi absence de l’éthique des affaires

Ce n’est pas dans les nombreux articles des trois principales revues de l’éthique des affaires que l’on trouvera des textes sur l’insouciance (1). Le mot est employé quatre fois, contre quatre cent sept fois pour l’indifférence, l’un de ses synonymes (2). Et encore, seul l’un des quatre articles évoque l’insouciance avec un minimum de substance.

En première analyse, ce constat n’est pas surprenant. Le monde économique, en particulier celui de l’entreprise, est un monde de rôles. Occuper un rôle revient à accomplir des tâches et à remplir des devoirs prédéfinis. Comment l’insouciance – le fait de ne soucier de rien ou de ne pas se soucier de quelque chose en particulier – pourrait-elle y trouver sa place ? Un banquier, un comptable, un spécialiste des ressources humaines ou un entrepreneur peuvent toujours être insouciants dans l’exercice de leur fonction, mais on ne croira pas qu’ils puissent demeurer longtemps à leur place. Les plus proches synonymes de l’insouciance semblent le confirmer : négligence, inattention, nonchalance, irréflexion et imprévoyance semblent incompatibles avec l’exercice d’un rôle professionnel (3).

Mais cette explication ne suffit pas. L’indifférence – qui signifie ne pas être concerné en général, ou ne pas être plus concerné par une chose que par une autre, être insensible, détaché (4) – est employée de façon soutenue dans les trois revues d’éthique des affaires de langue anglaise.

Peut-être la différence est-elle due au fait que le mot insouciance conviendrait à certains usages, à des registres de langue et à des registres littéraires particuliers, par exemple le romanesque, qui ne relèvent pas du langage de l’éthique des affaires. D’ailleurs la langue anglaise, qui a emprunté l’« insouciance » au français il y a trois siècles (5), lui donne un sens qui a peu à voir avec le monde des affaires :

« Une manière détendue et heureuse de se comporter, qui ne laisse pas de place à l’inquiétude ou à la culpabilité. »

Et le Cambridge Dictionary, d’où est issue cette définition, propose un exemple qui confirme l’appartenance du mot à un certain registre :

« J’admirais l’insouciance de sa jeunesse. »

 

Trois conséquences

L’exemple est remarquable pour trois raisons.

Premièrement, parce qu’il se réfère à l’idée de bonheur. Nous en parlons dans un instant.

Deuxièmement, parce que l’exemple du Cambridge Dictionary reflète un usage récent du mot insouciance, qui est associé à la crise sanitaire liée au coronavirus. « Covid-19 : la très grande tentation de l’insouciance chez les jeunes », titrait Le Figaro le 28 juillet 2020. Et dans son édition du 30 septembre 2020, la première question de Télérama au jeune acteur Anthony Bajon portait sur l’insouciance :

Télérama – L’insouciance est-elle une valeur de la jeunesse ?

Anthony Bajon – Le drame arrive toujours sans crier gare, pour les jeunes comme pour les autres. Personne n’a vu arriver le Covid. Et nous étions tous insouciants avant les attentats du 13 novembre 2015, ou avant le massacre de Charlie Hebdo.

Passons sur le reste de la réponse, tout aussi remarquable, qui se termine par cette phrase sur l’impression que la ville de Venise a produite sur l’acteur :

« Découvrir Venise ! La magie juvénile de l’instant avait effacé toute pensée du lendemain et les enjeux du festival. »

Troisièmement, la phrase « J’admirais l’insouciance de sa jeunesse » est remarquable parce qu’elle ne prend pas position sur le caractère volontaire de l’insouciance. Il ne s’agit pas de se demander si cette insouciance-là aurait une origine naturelle, si elle serait inscrite dans la nature de la jeunesse. Il s’agit plutôt de distinguer une insouciance innocente, dénuée de toute prise de position sur la vérité, et une insouciance malveillante, fondée sur une opposition à la vérité.  

L’insouciance heureuse

Restons, dans cet article, sur l’emploi du concept de bonheur dans la définition du Merriam Webster : « Une manière détendue et heureuse de se comporter, qui ne laisse pas de place à l’inquiétude ou à la culpabilité. ».

Une insouciance heureuse ! On trouve l’expression dans certaines œuvres littéraires, ainsi que dans la presse. Mais elle prend un sens profond sous la plume de Rachel Bespaloff (1895-1949) dans son beau livre De l’Iliade (6). Bespaloff se réfère en particulier à deux passages de L’Iliade.

Dans le premier, au chant III, Hélène est montée sur les remparts de Troie pour assister au combat entre Ménélas et Pâris. Des chefs troyens la qualifient de calamité. Mais Priam, le roi de Troie, réconforte Hélène en imputant aux dieux la responsabilité des malheurs des Troyens et des Achéens :

« Pour moi, tu n’es pas responsable, et ce sont les dieux seuls que je tiens pour coupables, eux qui ont contre moi déchaîné cette guerre, source de tant de larmes, que font les Achéens. » (7)

Dans le second passage, situé à la fin de L’Iliade, au chant XXIV, Achille réconforte Priam, qui est venu lui demander de lui remettre le corps de son fils Hector. Achille rend aussi les dieux responsables des épreuves des hommes :

« […] Laissons tout à fait, malgré notre affliction, reposer nos douleurs au fond de notre cœur, car les larmes qui glacent n’ont aucune efficace. Tel est le sort que les dieux ont filé pour les pauvres mortels : vivre dans l’affliction ; mais eux demeurent exempts de tout souci. »

L’insouciance n’est pas citée en tant que telle, mais elle est définie par la formule : « exempts de tout souci ». Rachel Bespaloff l’utilise en associant l’insouciance au bonheur :

« Les vrais, les seuls coupables sont les dieux, “exempts de tout souci”, tandis que les hommes se consument de chagrin. La malédiction qui change la beauté en fatalité destructive n’a pas sa source dans le cœur humain. La culpabilité diffuse du devenir se ramasse en un péché unique, le seul qu’Homère condamne et stigmatise explicitement : l’insouciance heureuse des Immortels. » (8)

On comprend intuitivement le sens de l’association. Mais il reste qu’on ne sait pas comment elle opère. Est-elle une cause ou une conséquence du bonheur ? Ou est-elle constitutive du bonheur, en est-elle un ingrédient ?

Le bonheur est un « état de contentement total stable et durable qui représente un optimum existentiel pour la vie terrestre » (9). Le mot est ici appliqué à la vie des dieux. Leur insouciance n’est ni la cause ni la conséquence de cet état de contentement absolu : elle en est une composante, un objet de plaisir en elle-même. Là réside l’essentiel de sa valeur. Quand, du moins, on assemble l’insouciance et le bonheur. Car, nous le verrons, il existe d’autres formes d’insouciance.

Alain Anquetil


(1) Respectivement les revues Journal of Business Ethics, Business Ethics Quarterly, Business Ethics: A European Review. (2) Consultation sur la base de données EBSCO, octobre 2020. (3) Le mot « indifférence » vient à la quatorzième place. Source : Dictionnaire Electronique des Synonymes du Centre de recherches inter-langues sur la signification en contexte (CRISCO). (4) Source : CNRTL. (5) Voir le dictionnaire Merriam Webster. (6) R. Bespaloff, De l’Iliade, 1943, Éditions Allia, Paris, 2004. (7) L’Iliade, traduction de Mario Meunier, Union Latine d’Éditions, Paris, 1943. (8) R. Bespaloff, op. cit. (9) C. Godin, Dictionnaire de philosophie, Fayard / éditions du temps, 2004. [cite]  

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