Les prises de positions sur le monde d’après le coronavirus, souvent substantielles, ont pu être soumises à des déterminismes inattendus. Nous en avions parlé avant l’été à propos de la place de l’adjectif nouveau avant ou après le mot monde (1). Sans que l’auteur en ait conscience, elle colorierait son propos d’une signification particulière, qui pourrait même se trouver en désaccord avec son intention. L’effacement du débat sur le monde d’après pourrait, indirectement, donner du crédit à l’hypothèse déterministe dont nous parlons dans le présent article.   Le monde d’après la crise du Covid-19 est-il encore un objet de débat ? Sans doute, mais de façon moins intense qu’au printemps. On trouvait alors dans ces débats beaucoup de substance – idées, idéologies, valeurs – et quantité d’attitudes – souhaits, mises en garde, prescriptions. Il paraît évident que cette riche matière intellectuelle provenait de réflexions approfondies. Certes, lorsque qu’un commentateur exprimait un avis– par exemple que le monde d’après devrait être juste, solidaire et écologique – et qu’il proposait un chemin pour y parvenir, il subissait des influences issues de sa culture, de la philosophie de son temps ou de son histoire personnelle. Mais il croyait aussi que, pour dépasser ces influences, il lui suffisait d’être rationnel, en particulier de ne pas fonder ses jugements sur de fausses croyances. Supposons toutefois que les débats autour du monde d’après aient été façonnés par des déterminismes. Le mot est fort, mais, après tout, on l’utilisa pour penser le monde à l’image d’une machine. Et ce n’est pas parce que cette hypothèse paraît hors de propos qu’il ne vaut pas la peine de l’envisager. Pour reprendre les termes de John Stuart Mill, même si elle s’avère invalide, on en tirera une perception plus claire de la vérité.  

L’attrait du concept de monde et les pièges du raisonnement

Pour étayer cette hypothèse déterministe, envisageons trois arguments. On pourrait d’abord invoquer le concept de monde. Il possède la propriété de capter l’attention. On sait à quel point les mythes de la fin du monde, les utopies, certains contes philosophiques et beaucoup de récits de science-fiction contribuent à faire de l’idée de monde un attracteur. Ils stimulent l’imagination. Mais on peut douter que ce mécanisme soit suffisamment puissant pour soutenir notre hypothèse déterministe. On peut être attiré par les récits sur le monde sans nécessairement concevoir un monde nouveau. Un deuxième argument a trait à la présence de raisonnements logiquement faux, quoique faits sans intention de tromper autrui, que l’on appelle « paralogismes ». On peut en imaginer quelques-uns. Par exemple, certains défenseurs du monde d’après ont pu partir, plus ou moins consciemment, de l’une des deux idées suivantes : « La crise épidémique est d’une échelle jamais connue » ou « La crise épidémique confirme la pente glissante sur laquelle se trouve le monde actuel », pour parvenir à la conclusion selon laquelle « il y aura (ou il devrait y avoir) un changement de monde ». Mais sans autre prémisse, ces raisonnements sont erronés. La possibilité qu’ils aient pu être faits involontairement va dans le sens de l’hypothèse que les débats sur le monde d’après ont été façonnés par des déterminismes. On pourra cependant objecter que les personnes concernées ne sont pas tombées dans ce genre de piège et que, si besoin était, il leur serait facile de fournir les prémisses manquantes afin de parvenir à une conclusion logique.  

La syntaxe peut donner du sens au monde d’après

Le troisième argument a un caractère purement grammatical. Il repose sur le constat que deux groupes nominaux ont été utilisés dans la langue française pour désigner le monde d’après la crise du Covid-19 : nouveau monde, dont le nombre d’occurrences est très majoritaire, et monde nouveau (1). L’observation est importante si l’on considère que la position de l’adjectif par rapport au nom peut modifier le sens du groupe nominal. Si tel est le cas à propos du sujet qui nous intéresse, cela implique que nouveau monde et monde nouveau n’ont pas le même sens. Notre hypothèse déterministe reprend de la force. Il est peu probable, en effet, que l’utilisateur de l’une ou l’autre expression ait mesuré la portée de la position de l’adjectif par rapport au nom. Son choix grammatical a plutôt été préconscient, donc involontaire et, en un sens, déterminé. Il serait peut-être surpris de l’interprétation qui lui serait proposée. Voici deux illustrations. Considérons d’abord les commentaires parlant d’un nouveau monde. On expliquerait à son auteur que, sans le savoir, il a pu donner à cette expression une valeur subjective, que l’adjectif nouveau n’était pas autonome – qu’il servait essentiellement à renforcer le mot monde –, et que nouveau monde exprime l’idée d’une continuité par rapport au monde d’avant, conformément à la conception selon laquelle notre monde est soumis à un changement permanent. L’utilisateur de l’expression monde nouveau recevrait une interprétation opposée. On lui expliquerait que cette expression a plutôt une valeur objective, que la nouveauté à laquelle il a fait référence a autant de valeur que le mot monde et que, de ce fait, il désirait peut-être la nouveauté en tant que telle, enfin que l’expression monde nouveau implique une rupture dans le cours de l’histoire, ce qui signifie que le monde d’après qu’il appelait de ses vœux ne pourrait être gouverné par les principes du monde d’avant.  

Conclusion

La conclusion de ces observations est d’apparence modeste. L’hypothèse que nous avons appelée « déterministe » a une portée essentiellement formelle. Elle ne traite pas du contenu du monde qui suivra la crise du coronavirus, qu’ont décrit beaucoup d’observateurs. Mais elle a une importance pratique importante, car elle sert à vérifier la qualité d’une délibération. Avant d’exprimer sa position, le commentateur du monde d’après pourra ainsi se demander s’il a conscience de toutes les prémisses de son argument, s’il en tire une conclusion de façon adéquate, à quelle conception du monde et de l’histoire renvoie son propos, ou si celui-ci n’est pas marqué par un attrait pour la nouveauté en tant que telle. Ces questions formelles ont la nature de tests permettant à l’auteur de vérifier la cohérence de son propos. Lorsqu’on a l’ambition de concevoir un monde, c’est la moindre des choses.

Alain Anquetil

(1) Voir mon article en deux parties : « Le nouveau monde qui s’annonce sera-t-il un monde nouveau ? », 12 mai 2020 et 29 mai 2020

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